En réceptionnant, le 5 mars, une première flotte d'hélicoptères de combat AH-64 Apache en provenance des Etats-Unis, les forces armées royales (FAR) du Maroc ont franchi une étape décisive dans une réorientation stratégique de grande ampleur. Ce constat figure en tête du rapport Morocco Radar – Morocco's Defense Modernization: Strategic Investments in Security, Policy Brief n°2, publié par le Geopolitical Monitor (Canada), en partenariat avec la Konrad-Adenauer-Stiftung e.V. (fondation allemande affiliée à la CDU) et la Global Governance & Sovereignty Foundation (Maroc). Le document examine avec précision les causes et les implications de la recomposition du dispositif de défense marocain. Dans un environnement marqué par l'instabilité du Sahel, la fragmentation des alliances régionales et la montée en puissance militaire de l'Algérie — dont «la richesse pétrolière alimente une posture d'assertion stratégique» —, le Maroc, disent les auteurs, s'efforce de préserver son autonomie décisionnelle et de contenir les menaces à ses frontières méridionales. Des acquisitions structurantes pour une armée rééquipée Le Maroc a entrepris une transformation qualitative de ses équipements, privilégiant les systèmes à haute valeur technologique. Le rapport souligne l'importance des 19 drones turcs Bayraktar TB2 (autonomie de 27 heures, capacité de frappe guidée), déjà déployés au sud du pays, et du nouveau modèle Akinci, capable de parcourir 7 500 kilomètres et d'emporter des charges lourdes en munitions intelligentes. «L'endurance du drone Akinci, sa capacité à opérer à haute altitude et sa faculté d'intégration satellitaire modifient sensiblement la posture stratégique du royaume», indique le texte. L'artillerie lourde s'est également enrichie de pièces de dernière génération : 36 canons automoteurs Caesar (France), l'obusier israélien Atmos 2000, et bientôt des systèmes HIMARS M142 dotés de missiles ATACMS, fournis par les Etats-Unis. S'y ajoutent les F-16 Block 70/72 équipés du radar AESA APG-83, dont la livraison est prévue pour 2027. En 2024, les dépenses militaires du royaume se sont élevées à 5,5 milliards de dollars, soit 3,5 % du produit intérieur brut, selon l'Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (Sipri). Une stratégie d'autonomie technologique en construction Rabat entend dépasser la simple dépendance à l'importation d'armements. Le rapport met en lumière l'accord conclu avec la société turque Baykar pour implanter une usine de maintenance et d'assemblage de drones au Maroc, avec une capacité de production annuelle pouvant atteindre 1 000 unités. Ce projet s'accompagne de formations locales, gage d'un transfert progressif de compétences. La participation du Maroc à la chaîne mondiale de production du F-16, en coopération avec Lockheed Martin, renforce également cette orientation vers la souveraineté industrielle. Sur le plan diplomatique, les FAR poursuivent une politique d'ouverture multilatérale : coopération technique avec la Turquie, partenariat stratégique avec la France, liens sécuritaires renforcés avec Israël, et ancrage durable dans les exercices conjoints avec les Etats-Unis. Depuis 2007, le royaume accueille l'exercice African Lion — manœuvre militaire majeure sur le continent — et il est membre du Dialogue méditerranéen de l'Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN) depuis 1994. Des lacunes navales et numériques à combler Les auteurs du rapport soulignent toutefois certaines zones de fragilité. En dépit de ses 3 500 kilomètres de côtes, le Maroc reste sous-doté en frégates polyvalentes, en patrouilleurs hauturiers et en capacités anti-sous-marines. Ce déficit limite sa faculté de projection navale et sa protection contre les trafics illicites. Le rapport préconise l'adoption d'une stratégie maritime dotée de moyens modernes, à même de sécuriser les eaux territoriales, notamment au large du détroit de Gibraltar. Par ailleurs, les menaces hybrides exigent une réponse structurée dans le domaine numérique. Le document recommande la création d'un commandement cybernétique, formé à la défense des infrastructures critiques, à la lutte contre les campagnes de désinformation et à la neutralisation des intrusions informatiques. «Dans un monde où la conflictualité se déploie autant dans l'espace physique que dans l'espace logique, le Maroc doit se doter d'une pensée stratégique à la hauteur de la complexité contemporaine», concluent les rédacteurs. Ce rapport, résultat d'une coopération entre un institut canadien d'analyse géopolitique, une fondation politique allemande et un groupe de réflexion marocain, livre un diagnostic nuancé : le Maroc ne se contente pas d'acquérir des armes. Il bâtit patiemment les conditions d'une autonomie défensive fondée sur la permanence, la technicité et la dissuasion maîtrisée.