Le Maroc, déjà perçu comme pionnier en Afrique du Nord en matière d'énergies renouvelables, se trouve désormais au centre d'une analyse scientifique de référence publiée dans Nature Communications. L'étude, traduite en français sous le titre «L'influx de la régulation temporelle de l'hydrogène sur les pays exportateurs et leur transition énergétique domestique», examine la manière dont le royaume pourrait articuler ambitions climatiques nationales et rôle émergent de fournisseur d'hydrogène vert. Fruit d'une collaboration entre plusieurs universités européennes (Regensburg, Berlin, Fribourg, Bayreuth, Edimbourg, Pise) et financée par le ministère fédéral allemand de l'Education et de la Recherche (BMBF) dans le cadre des projets H2Global meets Africa et HYPAT, cette recherche met en lumière une série de choix politiques et techniques décisifs pour l'avenir énergétique du Maroc. Les auteurs soulignent notamment : «La régulation temporelle de l'hydrogène constitue un instrument politique décisif pour orienter la redistribution des bénéfices entre exportateurs et consommateurs domestiques». Un modèle marocain érigé en référence Le Maroc n'est pas choisi au hasard : il est étudié comme un modèle paradigmatique pour analyser les interdépendances entre exportation d'hydrogène, transition énergétique interne et régulation temporelle. Plusieurs éléments justifient ce choix : une feuille de route hydrogène ambitieuse, des engagements climatiques dans le cadre de l'Accord de Paris et une position géographique stratégique à proximité de l'Europe, appelée à devenir un importateur majeur. Le royaume s'est fixé des objectifs précis : une demande en hydrogène passant de 13,9 TWh en 2030 à 153,9 TWh en 2050, dont une majorité destinée à l'exportation. Ce développement suppose un déploiement massif de capacités renouvelables atteignant 57,4 GW en 2050 pour l'export et 10,3 GW pour la demande interne. L'étude souligne également que le Maroc, tout en restant importateur net d'énergie, bénéficie d'un potentiel solaire et éolien considérable, capable de devenir un atout compétitif. Sa proximité avec l'Europe ouvre la voie à des partenariats économiques majeurs, favorisant l'émergence de filières industrielles locales. Enfin, les engagements climatiques du royaume sont rappelés : une limitation des émissions à 75 MtCO2e (conditionnelle) ou 115 MtCO2e (inconditionnelle) d'ici 2030. Toutefois, aucun objectif officiel de neutralité carbone n'a encore été soumis. Une modélisation énergétique approfondie L'étude construit un modèle couplé de haute précision, calibré pour 2030, avec une résolution spatiale par régions et une résolution temporelle de trois heures. Cette finesse permet de capter l'hétérogénéité des ressources renouvelables et d'identifier les ports d'exportation optimaux. La demande énergétique nationale est projetée à partir des données de 2019, corrigées des effets de la pandémie. Elle est répartie selon l'activité économique et convertie en profils horaires pour les différents secteurs, du résidentiel à l'agriculture. Le système actuel, encore dominé par le charbon et le gaz, est intégré dans le modèle, tandis que les infrastructures gazières incertaines, tel le gazoduc Maghreb-Europe, en sont exclues. Les ressources renouvelables sont quantifiées à partir de données météorologiques et satellitaires, et l'approvisionnement en eau nécessaire à l'électrolyse est intégré, avec un coût additionnel lié au dessalement. Les auteurs relèvent les défis environnementaux du rejet de saumures, insistant sur le choix rigoureux des sites de dessalement. Exporter l'hydrogène vert : promesse et contraintes Pour se conformer aux critères européens de durabilité, le Maroc devra respecter des exigences strictes d'additionnalité, de corrélation temporelle et de corrélation géographique. Ces conditions redéfinissent le rythme et l'ampleur des investissements. Les volumes d'exportation analysés s'échelonnent de 1 à 120 TWh, avec une sensibilité testée jusqu'à 200 TWh afin de mesurer la portée sur la demande intérieure, les coûts et les infrastructures électriques. Les chercheurs insistent : «Les niveaux d'exportation doivent être soigneusement régulés afin d'éviter que les bénéfices économiques ne se fassent au détriment de la transition énergétique domestique». Le modèle privilégie un profil d'exportation constant, compatible avec une logistique par pipeline ou une synthèse aval peu flexible. Le choix des ports d'exportation et des modes de stockage (souterrain ou aérien) est laissé à l'optimisation économique du modèle, reflétant une approche stratégique décentralisée mais coordonnée. Effets de l'atténuation carbone sur le système électrique L'étude démontre que la décarbonation du mix électrique marocain suivra une trajectoire non linéaire, fortement conditionnée par le rythme de déploiement des renouvelables. À faible ambition climatique, le système reste dominé par le charbon. Une ambition accélérée provoque d'abord un report vers le gaz (CCGT), puis un basculement massif vers le solaire photovoltaïque et l'éolien terrestre, complétés par des solutions de flexibilité comme le Vehicle-to-Grid (V2G). Au-delà de 70 % de réduction des émissions, la demande d'électricité explose, «pouvant atteindre jusqu'à deux fois la demande domestique d'électricité finale», en raison du recours aux électrolyseurs pour produire des carburants de synthèse (notamment Fischer-Tropsch) et alimenter les pompes à chaleur. La modélisation confirme que les renouvelables constituent la option la plus rentable, devant le gaz associé à la capture du carbone. Exports d'hydrogène : perspectives et risques Sans régulation, une hausse des exports se traduirait par une recarbonation partielle du système, via une utilisation accrue des centrales à charbon et à gaz existantes, ainsi que le déploiement de turbines à combustion (OCGT). En revanche, si le critère de durabilité est respecté, chaque TWh exporté nécessite une expansion corrélée des capacités solaires et éoliennes. L'étude identifie une plage optimale où exports et transition interne se renforcent mutuellement : «Dans la fenêtre de 40–60 % d'atténuation du CO2 et 50–100 TWh d'exportation d'hydrogène, on observe des co-bénéfices nets pour les deux parties». Les consommateurs marocains bénéficient d'une baisse des coûts de l'électricité pouvant atteindre 45 %, grâce à l'effet de débordement («spillover») des capacités renouvelables supplémentaires. Inversement, les exportateurs voient leurs coûts réduits jusqu'à 9 % grâce aux investissements dans la flexibilité du réseau induits par la transition. La régulation temporelle, levier de justice énergétique Le cœur de l'étude réside dans l'analyse des mécanismes de régulation temporelle — c'est-à-dire le degré de synchronisation exigé entre production renouvelable et consommation des électrolyseurs. Quatre régimes sont comparés : absence de règle, matching annuel, mensuel et horaire. Les conclusions sont sans appel : «Le matching horaire réduit les coûts de l'électricité pour les consommateurs marocains de jusqu'à 31 % tandis que l'effet sur les coûts d'exportation est minime». Ce résultat s'explique par un double effet : un «price spillover» (baissant les prix de gros en évinçant les énergies fossiles coûteuses) et un «energy spillover» (injectant des surplus d'électricité verte dans le réseau national). Cette régulation stricte permet aussi de réduire drastiquement les émissions du système électrique, même dans des scénarios à faible ambition climatique nationale. Trois trajectoires politiques pour le Maroc Les chercheurs esquissent trois scénarios stratégiques, correspondant à différentes séquences de priorisation entre exports et transition interne : 1. Exportations rapides + atténuation lente : Risque de hausse des émissions, mais la régulation horaire permet de fortement réduire les coûts pour les consommateurs et de redistribuer la valeur. 2. Transition équilibrée (40–60 % atténuation, 50–100 TWh export) : Zone optimale de co-bénéfices, nécessitant une régulation temporelle stricte pour les concrétiser. 3. Exportations lentes + atténuation rapide : La régulation joue un rôle marginal car le système est déjà décarboné ; les gains sont limités. Au-delà des coûts : acceptabilité sociale et enjeux éthiques L'étude souligne que les défis ne sont pas seulement techniques ou économiques. Le déploiement massif du solaire et de l'éolien «nécessite une importante superficie de terres» et soulève la question cruciale de «l'acceptation locale des énergies renouvelables au Maroc». Les auteurs pointent un «enjeu éthique» : la stratégie européenne d'importation pourrait revient à externaliser les conflits d'usage et les défis d'acceptabilité sociale vers le Maroc. Ils recommandent une intégration au réseau national des meilleurs sites renouvelables, plutôt que des projets hors-réseau dédiés à l'export, afin que la population bénéficie aussi de l'électricité verte à bas coût. Limites et perspectives L'exercice de modélisation comporte des limites : année de référence fixe (2030), absence de modélisation de la synthèse aval de l'hydrogène (ammoniac, etc.), et hypothèse d'un marché idéalisé qui ne reflète pas parfaitement la structure encore partiellement régulée du secteur électrique marocain. Néanmoins, la robustesse des conclusions milite en faveur d'une planification intégrée et proactive. «Une stratégie de transition proactive et globale, prenant en compte l'interaction entre les exportations d'hydrogène et l'atténuation nationale du CO2, est la clé pour débloquer des voies économiques à la fois pour les exportateurs d'hydrogène et la population locale», concluent les auteurs. Pour le Maroc, l'enjeu est de taille : faire de l'hydrogène vert un vecteur de justice énergétique et de développement industriel, et non une simple fenêtre d'exportation au service de la transition des autres.