« L'autre jour, la crèche m'a appelée. La maîtresse de ma fille de 5 ans voulait me montrer ses dessins. J'en suis restée sans voix : des corps décapités, ensanglantés et démembrés peuplaient ses dessins. Choqués, son père et moi, nous avons tenté de lui parler et de comprendre les causes de toute cette violence alors qu'on est censé être une famille plutôt heureuse », raconte S. El, employée et mère de deux enfants de 8 et 5 ans. Pensant qu'elle regardait des dessins animés « ordinaires » sur sa tablette, les parents ont découvert que leur fillette visionnait des vidéos d'une violence extrême sur YouTube. « On la croyait à l'abri, mais on l'a laissée seule face à des images qu'aucun enfant ne devrait voir. Nous sommes aussi coupables que ces pages », reconnaît la mère. L'histoire de Ouafaa, est d'une autre nature, tout aussi édifiante mais plus tragique. Originaire de Khénifra, Ouafaa respirait la vie te rêvait d'un bel avenir. Jusqu'au jour où des clichés et des vidéos intimes d'elle fuitent. Ces images ont été diffusées sur les réseaux sociaux, par des inconnus. Tentant de résister au début et d'affronter la honte et la stigmatisation, elle cède au final. La cruauté en ligne ne lui laisse aucun répit. Lynchée sur les réseaux sociaux, Ouafaa a fini par avaler du mort à rats. Elle n'avait même pas 18 ans lorsqu'elle est morte. Accros à Internet Ces cas ne sont pas isolés et l'impact des réseaux sociaux spécialement sur le jeune public et les enfants n'est plus à démontrer. Le Conseil économique, social et environnemental (CESE) a déjà tiré la sonnette d'alarme dans un rapport intitulé « Pour un environnement numérique inclusif et protecteur des enfants ». Les conclusions sont préoccupantes : 80 % des enfants marocains passent la majorité de leur temps sur Internet et sur les réseaux sociaux... à la merci de toutes sortes d'influences. Le rapport s'appuie sur une enquête menée auprès de 1293 enfants et jeunes âgés de 8 à 28 ans. Les résultats révèlent une cyberaddiction généralisée : Si 80 % utilisent internet régulièrement, 70 % fréquentent les réseaux sociaux. Une utilisation prolongée qui n'est pas sans effet sur la santé physique et mentale de nos enfants. Selon le CESE, 43 % souffrent de troubles du sommeil, 35,6 % rapportent des conflits avec leur famille ou leurs amis et 41,5 % observent une baisse notable de leurs performances scolaires. Grande menace Mais au-delà de ces effets néfastes, un danger encore plus pernicieux guette sur le net et spécialement sur les réseaux sociaux. Selon le même rapport, un tiers des jeunes interrogés déclarent être victimes de cyberharcèlement, 40 % partagent leurs données personnelles avec des inconnus, et autant ignorent les paramètres de confidentialité de leurs comptes. Protéger les enfants des menaces numériques, une affaire de tous « L'usage excessif du numérique constitue une menace sérieuse pour la santé mentale et physique des enfants », revient à la charge le CESE en évoquant des troubles anxieux, des comportements violents, des dépressions et même des tentatives de suicide. Le rapport pointe aussi une donnée inquiétante : 43 % des jeunes négligent leurs besoins fondamentaux – sommeil, alimentation – à cause d'un usage excessif des écrans. Une loi pour encadrer le chaos numérique ? Au Maroc, plus de 23 millions de personnes, soit près de 66 % de la population, utilisent aujourd'hui les réseaux sociaux, y compris les enfants de 5 à 18 ans. Face aux constats alarmants du CESE, le ministre de la Culture, de la Jeunesse et de la Communication, Mohamed Mehdi Bensaid, prépare un projet de loi sur la régulation des réseaux sociaux. Présenté devant la Commission de la culture et de l'éducation à la Chambre des représentants, ce texte vise à combler le vide juridique et à « protéger le jeune public sans porter atteinte à la liberté d'expression », comme l'explique le ministre. « Il est temps de doter le Maroc d'un cadre légal national capable d'accompagner les mutations numériques et de défendre nos valeurs sociétales », ajoute Bensaid dans sa présentation. Ce projet prévoit en effet plusieurs mesures clés à commencer par élargir les compétences de la HACA (Haute Autorité de la Communication Audiovisuelle) pour réguler le contenu numérique. Cette loi à venir compte également obliger les plateformes étrangères à désigner un représentant accrédité au Maroc, une sorte d'interlocuteur officiel de l'Etat mais aussi le renforcement du contrôle parental et la censure des contenus inappropriés. Bensaid a également indiqué que le projet de loi prévoit des mesures pour contrer la désinformation et les contenus incitant à la violence, au terrorisme, ou à la haine raciale et religieuse. Ce texte s'inspire du Digital Services Act (DSA), adopté par l'Union européenne en 2023 pour imposer aux grandes plateformes une responsabilité accrue vis-à-vis des contenus diffusés. Une loi mais... Une loi certes ambitieuse mais dont la mise en application au Maroc soulève déjà de nombreuses interrogations. Pour Hassan Kherjouj, expert en marketing numérique et développement informatique, le projet de loi est un pas important mais difficilement applicable dans les conditions actuelles. « Le Maroc n'a pas encore les moyens techniques d'un vrai contrôle », explique Kherjouj à L'Observateur du Maroc et d'Afrique. Décryptage ? L'expert nous explique que le Maroc ne dispose pas encore d'une infrastructure numérique ni d'une souveraineté technologique suffisantes pour exercer un contrôle réel sur les grandes plateformes mondiales et sur des technologies qu'il n'a pas créée. « Nous parlons de géants comme YouTube, Meta ou TikTok. Et même si nous parvenons à négocier avec eux, ce qui n'est pas évident, d'autres applications telles Discord ou Telegram apparaîtront aussitôt pour prendre la relève», soutient Kherjouj. Ce dernier insiste sur le facteur « poids et force » du Maroc en termes de nombre d'utilisateurs pour imposer ses règles. Selon lui, dès qu'une plateforme enregistre une baisse du nombre de visiteurs, « les lois qu'on tente d'imposer deviennent, à leurs yeux, des textes « obsolètes ». Leur logique est purement économique : chaque utilisateur représente de l'argent et ces géants ne sont pas prêts à en perdre pour se plier à une réglementation locale », analyse Hassan Kherjouj. Des géants presque intouchables D'après ce dernier les obstacles sont d'abord techniques et géopolitiques. Les données des utilisateurs marocains transitent par des centres de données étrangers – en Europe, aux Etats-Unis, en Chine, en Russie ou en Inde – rendant toute surveillance interne quasi impossible. « Même des pays avancés comme la France ou la Corée du Sud ont du mal à réguler les contenus, bien qu'ils disposent d'institutions puissantes et d'outils d'intelligence artificielle performants », souligne Kherjouj qui insiste sur le fait que le Maroc, en est encore à la phase législative, sans véritable système de veille intelligente. Sur le plan économique, la marge de manœuvre est autant limitée «L'Union européenne ou l'Inde comptent plus de 500 millions d'utilisateurs actifs, contre à peine 22 millions au Maroc. Les grandes plateformes ne se plient qu'aux marchés qui pèsent ». L'expert cite plusieurs modèles internationaux : La Chine, qui a interdit Facebook et imposé ses propres plateformes (WeChat, Weibo), dispose aujourd'hui d'un contrôle souverain sur son espace numérique. Les Etats-Unis, malgré leur puissance, peinent à réguler leurs géants du web. La loi COPPA (1998), censée protéger la vie privée des enfants, n'a pas empêché YouTube de collecter illégalement leurs données. Résultat: Une amende record de 170 millions de dollars en 2019, sans réelle réforme de fond comme le note l'expert. « Si même la première puissance technologique mondiale ne parvient pas à maîtriser le contenu en ligne, imaginez la difficulté pour un pays comme le Maroc », observe Kherjouj. Plutôt un cadre éthique En définitive, pour l'expert, la future loi marocaine ressemblera davantage à un cadre éthique et éducatif qu'à un système de régulation pleinement opérationnel. Elle marquera une prise de conscience nationale, mais son efficacité dépendra des moyens technologiques et humains qui l'accompagneront. « Réguler, c'est nécessaire. Mais éduquer, sensibiliser et responsabiliser, c'est vital et c'est le meilleur garde-fou, efficace, à adopter actuellement », suggère Hassan Kherjouj. Au-delà des algorithmes et des lois, il s'agit d'une question d'ordre social. « La protection des enfants sur Internet commence à la maison, se poursuit à l'école et s'appuie sur une vigilance collective », conclut l'expert.