Du jamais vu dans l'histoire récente du Maroc : l'étouffement voulu, par le chef du gouvernement et de ses équipes, d'assemblées constitutionnelles et de contrôle telles que l'Instance nationale de la probité, de la prévention et de la lutte contre la corruption (INPPLC), le Parlement (Chambres des représentants et des conseillers), le Haut Commissariat au Plan (HCP), la Banque centrale (BAM) et le Conseil économique, social et environnemental (CESE). Ces organismes, dont le rôle devrait être indépendant, de diagnostic, de prévision ou de régulation, sont mis au banc des accusés pour avoir subi des tentatives de discrédit, des critiques publiques de la part d'Aziz Akhannouch et de son cabinet, voire des restrictions dans leur capacité à diffuser leurs rapports ou à mener leurs missions pleinement. Ce silencieux affaiblissement contraste violemment avec le triomphalisme officiel et creux brandi par M. Akhannouch, qui vante un redressement institutionnel et économique alors que la rue brûle et les corps dont la mission est de contrôler, conseiller ou alerter voient leurs marges d'action réduites ou leurs conclusions mises en doute. Suicide et aveuglement volontaires. Cet été, Aziz Akhannouch, chef du gouvernement marocain et président du conseil communal d'Agadir, a traversé une tourmente politique sans précédent; accusé de négligence, d'arrogance institutionnelle et d'indifférence aux souffrances sociales. Son absentéisme au sein du conseil communal, son mépris supposé envers les instances constitutionnelles et son incapacité à répondre aux aspirations populaires alimentent une contestation qui s'amplifie dans les rues comme dans les institutions. À Agadir, ville dont il préside le conseil communal depuis 2021, M. Akhannouch a manqué trente-cinq séances de travail, un chiffre considéré comme une anomalie par de nombreux élus locaux. Ses adversaires l'accusent de s'être désengagé de la gestion quotidienne de la cité, tout en programmant des apparitions médiatiques soigneusement scénarisées. Avant quelques semaines, plusieurs photographies diffusées par ses proches l'ont montré, vêtu sobrement et entouré de ses gardes du corps, arpentant les allées d'un parc public, dans une ville où les habitants se plaignent de services municipaux déficients. L'opposition a résumé ce paradoxe: «C'est un véritable exploit que le président de la commune daigne se promener dans le parc, lui qui se dérobe aux réunions de son conseil et aux responsabilités que lui a confiées la population.» La même opposition a relevé l'état préoccupant des quartiers périphériques: «Les tas d'ordures, l'obscurité persistante, l'insalubrité, voilà la réalité de la ville. Une déambulation nocturne n'efface pas le sentiment d'abandon vécu par les habitants.» Vacances en Sardaigne et décalage symbolique Au même moment, une photographie diffusée sur les réseaux sociaux a révélé M. Akhannouch en villégiature dans l'île italienne de Sardaigne. Cet instantané a outré une partie de l'opinion, dans un pays où le gouvernement dépense des millions de dirhams pour promouvoir le Maroc comme destination touristique. Les critiques y ont vu l'expression d'un double langage: promouvoir la «destination Maroc» pour les étrangers, tout en privilégiant pour soi-même les rivages méditerranéens étrangers. Cette contradiction, largement commentée dans la presse nationale, a ravivé le sentiment d'un fossé entre gouvernants et gouvernés. Manifestations sociales inédites après un drame hospitalier La défiance envers M. Akhannouch s'est accentuée après la mort, à l'hôpital public d'Agadir, de huit femmes enceintes admises pour césariennes. Ce drame a déclenché une vague de manifestations spontanées dans plusieurs grandes villes, notamment Rabat, Casablanca, Marrakech et Agadir. À Rabat, pour la sixième soirée consécutive, des centaines de jeunes Marocains ont défilé jeudi soir, brandissant des drapeaux nationaux et scandant: «Le peuple veut la santé et l'éducation.» Un collectif anonyme, fort de 150 000 membres sur une plate-forme de discussion en ligne, a publié un communiqué qui exigee «la dissolution du gouvernement pour son incapacité à protéger les droits constitutionnels et à répondre aux besoins élémentaires des citoyens.» Trois morts dans la nuit de Lqliaâ Cependant, la nuit de mercredi à jeudi a été marquée par des violences dans plusieurs localités. À Lqliaâ, près d'Agadir, trois personnes ont trouvé la mort. Le porte-parole du ministère de l'intérieur, Rachid El Khalfi, a affirmé qu'elles avaient tenté «de prendre d'assaut une brigade de gendarmerie pour s'emparer d'armes de service et de munitions.» Il a ajouté que les gendarmes avaient agi «en légitime défense.» Les autorités locales, qui avaient d'abord évoqué deux morts, ont rectifié le bilan. Le collectif à l'origine des manifestations a de son côté exhorté les protestataires «à maintenir le caractère pacifique du mouvement et à rejeter toute forme de violence.» Mépris affiché envers les institutions constitutionnelles Sur le plan institutionnel, M. Akhannouch est accusé d'ignorer ou de marginaliser les organes constitutionnels. Depuis son arrivée à la primature en octobre 2021, il n'a convoqué aucun des rendez-vous statutaires de plusieurs commissions centrales, comme celle érigée contre la corruption. Or, le texte fondateur impose au minimum deux réunions annuelles. Il a, par ailleurs, ouvertement critiqué les rapports du Haut commissariat au plan (HCP), en contestant ses prévisions économiques ainsi que les analyses de Bank Al Maghrib (BAM). De même, les avis du Conseil économique, social et environnemental (CESE) ont été publiquement dénigrés. Plusieurs observateurs estiment que ces attaques traduisent une volonté d'imposer une lecture exclusive de la réalité nationale, au détriment du pluralisme institutionnel prévu par la Constitution. Trente-cinq jours de vacance gouvernementale Au-delà du terrain municipal, l'action gouvernementale elle-même a été suspendue pendant trente-cinq jours, entre le 24 juillet et le 28 août 2025. Durant cette période, aucun conseil de gouvernement ne s'est tenu, malgré les obligations prévues par la Constitution. Cette vacance a soulevé des interrogations juridiques et politiques. Lorsque le conseil s'est finalement réuni, il s'est limité à l'examen de projets de textes législatifs, à la ratification d'un accord international et à la nomination de responsables. Pour beaucoup, cette reprise tardive a symbolisé un exécutif affaibli, réduit à la gestion administrative après une longue parenthèse. Un Maroc en recul dans la lutte contre la corruption Les critiques à l'égard de M. Akhannouch trouvent un écho dans les classements internationaux. Selon le rapport publié le 11 février 2025 par Transparency International, le Maroc a obtenu un score de 37 points sur 100 dans l'indice de perception de la corruption, reculant à la 99e place mondiale sur 180 pays. En 2018, il se situait encore à la 73e position avec 43 points. Transparency Maroc a annoncé en février avoir suspendu sa participation à la commission nationale de lutte contre la corruption, dénonçant l'absence de toute convocation par le chef du gouvernement depuis trois ans. De son côté, l'Instance nationale de la probité, de la prévention et de la lutte contre la corruption (INPPLC) a estimé que la corruption coûtait cinq milliards de dollars par an au royaume, rappelant que le Maroc n'a progressé que d'un seul point en vingt ans sur cet indice. Un climat de défiance et une société en attente Dans ce contexte, la communication gouvernementale, qui met en avant un taux de réalisation de 76 % des objectifs de la stratégie nationale de lutte contre la corruption (2015-2025), apparaît largement contestée. Les acteurs associatifs y voient une proclamation déconnectée de la réalité quotidienne, où les lenteurs administratives, les passe-droits et les services déficients demeurent omniprésents. Le contraste entre ces déclarations officielles et la perception des citoyens nourrit une défiance croissante. Pour nombre d'observateurs, l'absence du chef du gouvernement dans la gestion quotidienne, son hostilité vis-à-vis des institutions de contrôle et le décalage de son style de vie avec les préoccupations populaires créent un climat d'instabilité politique et sociale. «Il est à craindre que l'éloignement de M. Akhannouch du terrain et son mépris affiché envers les instances constitutionnelles n'aboutissent à une rupture durable entre le gouvernement et la société», avertit un éditorialiste. Entre absences répétées, attaques contre les institutions, immobilisme gouvernemental et contestation sociale, Aziz Akhannouch se retrouve aujourd'hui au centre d'une tourmente où se mêlent colère populaire et critiques acerbes contre son action publique. Son incapacité présumée à répondre aux attentes d'un pays en quête de justice sociale, de probité et de gouvernance responsable fragilise plus que jamais son autorité politique et interroge la stabilité de l'exécutif. La cherté de la vie, nourrie par une inflation persistante, continue par ailleurs de peser sur les ménages. Derrière les hausses successives des prix se dessine une mécanique où les conflits d'intérêts brouillent les repères entre décisions économiques et calculs particuliers, une accusation qui pèse lourdement sur le gouvernement dirigé par le RNI. Les arbitrages publics se heurtent souvent aux logiques de rente et aux privilèges d'acteurs qui profitent des déséquilibres du marché, laissant les citoyens confrontés à une érosion constante de leur pouvoir d'achat. À moins qu'un changement se profile.