Souriant, amusé, jovial, Driss Bouissef Rekab prend une mine plus sérieuse, son regard s'assombrit quelque peu quand il évoque les années d'incarcération. Enseignant universitaire, ex-détenu politique, écrivain et éditeur, il a fait la paix avec le passé et se dit ne pas être amer. Et si c'était à refaire, il n'hésiterait pas à faire ce que lui dicte sa conscience. Né en 1947 dans la médina de Tétouan de mère espagnole et de père marocain,?Driss Bouissef Rekab passe une grande partie de son enfance à la campagne où son père tenait un élevage de chèvres. Le berger parti, le père charge Driss, à peine âgé de 6 ans, de surveiller le troupeau. Il découvre alors le sublime univers qu'offre Dame nature. Sa mère suggère au chef de famille d'inscrire les enfants à l'école mais il n'en voyait pas l'intérêt. «Mon père était autodidacte et il avait appris tout seul à lire et à écrire et croyait dès lors que tout le monde avait cette faculté». Peu de temps après, l'affaire de l'élevage vire au désastre et le père de Driss est obligé de reprendre du travail à l'administration coloniale espagnole. Il est muté loin de ses enfants. «Mon père venait nous voir une fois tous les trois à quatre mois et avec l'argent qu'il envoyait, ma mère, avec le soutien de notre voisin, nous a inscrits à l'école». Disons que pour les filles, c'était facile d'être inscrites dans des écoles maroco-espagnoles, mais Driss et son frère ont peiné avant d'être finalement inscrits à l'unique école franco-marocaine de la ville de Tétouan. «Et c'est là que j'ai découvert qu'il existait bien d'autres langues que l'arabe et l'espagnol que je parlais !». Il poursuivra ses études puis les interrompra durant un certain temps, à cause, dit-il d'une crise d'adolescence. D'ailleurs, il passera trois ans à Casablanca. Le BAC en poche, Driss part pour Toulouse poursuivre ses études et, comme par hasard, il y arrive un certain mai 68. «C'était magnifique comme ambiance d'accueil». C'est en France que Driss commence à faire de la politique et rejoint le Parti de la Libération et du Socialisme avec Ali Yata. Après la scission du PLS, Driss rejoint le mouvement, d'inspiration marxiste-léniniste, Ila Al Amame. Il se mariera également en France avant de rentrer au Maroc en 1973 et intègre la Faculté de Rabat en qualité d'enseignant universitaire. Mais trois ans plus tard, en 1976, sa vie bascule. Ses opinions politiques lui valent d'être arrêté avec d'autres camarades et soumis à un traitement effroyable à Derb Moulay Cherif. «Le plus dur est que j'étais menotté et que j'avais les yeux bandés. Je ne voyais pas les coups arriver. Les insultes, les coups fusaient alors qu'on était à même le sol». Il est détenu dans des conditions exécrables pendant plus de 7 mois avant d'être transféré à la prison de Kénitra avec d'autres détenus politiques. «Après un procès que je qualifie de farce, j'ai été condamné à 20 ans de réclusion avec plus de 130 autres camarades». La vie à la prison est plus que dure. Les détenus politiques n'ont pas le droit de se parler et n'avaient que deux pauses par jour d'une demi-heure chacune. «On ne pouvait même pas marcher côte à côte, encore moins se parler». Mais, les camarades ne comptent pas se laisser faire et protestent contre les conditions de détention. En novembre 77, ils observent une grève de la faim qui durera 45 jours. «C'est durant cette grève que Saïda Menebhi est décédée !». La cruauté de la vie carcérale, Driss décide de l'exorciser par l'écriture. Son livre «À l'ombre de Lalla Chafia» est d'ailleurs édité alors qu'il était encore incarcéré. Mais son moral n'est pas affecté vu qu'il a pu bénéficier du soutien de sa famille et de son épouse française. «Je lui avais proposé de divorcer, mais elle a refusé car elle n'aurait plus eu le droit de me rendre visite en prison. Elle m'a dit que l'important était de me sortir de là et qu'après on déciderait». Par contre, il a été perturbé par la perte de la notion de distance. «Dans cet univers clos, aller au bout du couloir qui ne faisait que 100 mètres était comme parcourir une très longue distance. À ma sortie de prison, j'ai mis du temps avant de reprendre la mesure réelle de la distance». Il a également souffert de ne plus voir l'horizon, ni les étoiles dans le ciel. «Ça virait à l'obsession». Tout pouvait être motif à souffrance. Mais, les détenus ont eu quelques moments de bonheur comme de faire des études ou encadrer ceux qui n'en avaient pas fait. Treize ans partirent ainsi ! Et pourtant, le jour de sa libération Driss était triste. «Je savais ce qui m'attendait». En effet, il fut privé de son poste d'enseignant à l'Université et peu de temps après, il a divorcé. «J'ai dû tout recommencer. Je me suis d'ailleurs mis à donner des cours d'espagnol dans un centre privé». Mais, cela ne le motivait pas du tout. Il a trouvé une meilleure alternative dans la presse puisqu'il a rejoint Libération, à l'époque hebdomadaire sous la responsabilité de Mohamed El Yazghi. Driss a également commencé à collaborer avec El Pais vu qu'il maîtrisait l'espagnol, mais également avec une radio espagnole. La vie semblait lui sourire, lui qui s'est remarié avec Fatima et tous deux venaient d'avoir une petite fille. C'est alors qu'il est convoqué au ministère de l'Information, qui relevait du ministre de l'Intérieur à l'époque. On est en 1991, l'époque de Driss Basri. Il recevra des menaces à peine voilées qui concernaient sa petite fille. On lui a ainsi intimé de s'assagir et de ne plus collaborer avec les médias étrangers. Driss et sa femme décident alors de quitter le Maroc et partent s'installer à Barcelone et tout recommencer à zéro. «Heureusement que des amis nous ont soutenus». Et quand sa situation s'améliore en Espagne où il a rejoint une ONG, il apprend sa réintégration à la Faculté. Sans rancune, il rentre au Maroc en 2000, encouragé par l'arrivé du nouveau Roi. Mais Driss va vite être débouté. «Le niveau des étudiants était très bas et ils ne maîtrisaient pas bien ni le français ni l'arabe. C'est pourquoi j'ai demandé à bénéficier du départ volontaire, mais le chef du département n'a pas accepté». Une fois retraité, il décide de se lancer dans l'édition, les livres l'ayant toujours accompagné dans son parcours. Il fera une brève expérience dans des associations au Maroc, mais cela va lui rappeler les querelles intestines au sein de Ila Al Amame. D'ailleurs, Driss ne fait plus de politique partisane. «Je me suis trompé de voie et j'ai changé de façon de voir la vie … La démocratie est la meilleure façon de lutter pour un avenir meilleur pour l'individu et la société. On peut lutter pour ce qu'on croit mais tout en respectant l'autre. Il n'y a pas de vérité absolue, voilà pourquoi il ne faut pas imposer aux autres ses visions. Sinon, on verse dans la dictature. Et l'humanité a donné plusieurs exemples qui prouvent que la dictature mène à l'appauvrissement et à la servilité des sociétés». Driss soutient d'ailleurs le Mouvement du 20 février. «C'est un peu le même phénomène mais en plus petit, plus réaliste et meilleur que mai 68 en France, qui pouvait être violent. Et puis, on ne peut pas revenir vers les années de plomb. Et je pense que ce qui se passe doit pousser les Occidentaux à réfléchir. Ils pensaient que les sociétés arabes étaient soumises, or, elles ne le sont pas et le disent avec beaucoup de courage. Et j'espère qu'on réussira à construire une société démocratique. Il y aura des résistances, mais le changement est nécessaire pour qu'on avance !». Dans la dernière phrase de son livre «A l'ombre de Lalla Chafia», Driss disait qu'il recommencerait de la même façon si la vie était à refaire. Et il n'a pas changé d'avis. «J'ai fait ce que ma conscience m'a dicté et si c'était à refaire, je le referais. Et toute personne cohérente doit agir selon sa conscience !».