■ À moins d'un mois et demi des législatives du 25 novembre, Finances News Hebdo consacre toute la rubrique Politique à des intervenants de la classe politique, économique, aux acteurs de la société civile, aux politologues… ■ Cette semaine, Fathia Bennis, PDG de Maroclear et présidente fondatrice du Women's Tribune, et Youssef Chehbi, avocat et sympathisant de la gauche, nous ont livré leurs appréhensions, leurs convictions et leurs attentes de cette échéance électorale. ✔ Finances News Hebdo : Passée l'euphorie du référendum, aujourd'hui, quelle évaluation peut-on faire à tête reposée de la nouvelle Constitution ? ✔ Fathia Bennis : En tant que membre de la société civile, je milite pour l'égalité entre les genres. Le Women's Tribune, contrairement à ce que l'on peut croire, est un espace de mixité. Je suis également vice-présidente du Collectif Démocratie et Modernité, donc, à cet égard, on s'intéresse à la vie politique et à ce qui se passe surtout après le 20 février. Pour répondre à votre question, il faut dire qu'avant le vote de la Constitution, tout le monde a été consulté et tout le monde a pu donner son avis sauf ceux qui ont refusé de le faire. Au niveau de la nouvelle Constitution, je pense que nous avons eu vraiment gain de cause pour la femme, ne serait-ce qu'à titre symbolique. L'article 19 consacre la parité homme/femme et c'est une symbolique très forte pour les femmes. Au-delà de la symbolique et si l'on se tient strictement au texte, nous sommes quasiment satisfaits. Bien évidemment tout n'est pas parfait, mais perfectible. Et sur cette base-là, on pourrait faire beaucoup de choses si la Constitution est appliquée dans les faits. Parce qu'on a souvent eu des textes qui ne sont pas traduits dans la réalité. Même la Constitution de 1996 était positive sur certains points, mais elle n'a pas été mise en pratique. Donc, ce qui nous intéresse le plus, c'est la pratique et non pas uniquement le texte en lui-même. Maintenant, il est important de savoir quelle interprétation sera faite de ce texte par les partis politiques. Et c'est là où réside notre inquiétude, puisqu'on n'a rien vu de spécifiquement fait à l'égard des femmes. Aujourd'hui, on nous parle d'une liste avec 60 sièges pour les femmes et 30 pour les jeunes, mais il ne faut pas oublier que dans la catégorie des jeunes, il y a aussi la femme. Donc, il est important que dans ces listes pour jeunes les partis intègrent les jeunes femmes maintenant, pour qu'elles acquièrent la même expérience que les autres jeunes hommes, afin que plus tard, elles assurent une certaine parité homme /femme au sein des partis. ✔ Youssef Chehbi : On peut poser la question inversement : ça fait un an que le Code de la route est entré en vigueur, est-ce pour autant que le nombre des accidents a baissé ? Croyez-vous dès lors que le changement est une question de lois ? Pour répondre à la question du référendum, personnellement c'était une déception. Je ne parle pas du texte de la Constitution en lui-même, mais de gestion de la campagne de communication sur le référendum. Ce n'est pas comme ça qu'on entre dans une nouvelle ère, ce n'est pas comme ça qu'on installe une démocratie… Je vous donne un exemple tout simple, celui des primaires socialistes où 2,5 millions de Français se sont déplacés pour élire personne, mais juste pour exprimer leur choix du candidat socialiste qui se présentera aux présidentielles, avec tout un débat en amont. Voilà ce que j'appelle un débat, une vraie attente et une possibilité de changement. Au Maroc, avant même que le Roi n'ait terminé son discours, a démarré la campagne de communication que l'on sait… Et cette gestion du référendum détermine, à mon sens, la suite des évènements … Notamment, je ne l'espère pas, l'échec des élections du 25 novembre. ✔ F. N. H. : Et à qui incombe la responsabilité ? ✔ Y. C. : Je ne suis pas dans le secret des Dieux, mais, ce sont ceux qui ont fait sortir les gens dans la rue avant même que le Roi n'ait terminé son discours, ceux qui ont remis des drapeaux et les portraits du Roi pour pousser les gens à descendre dans la rue afin d'applaudir… Ce qui est un total irrespect envers le Roi puisqu'il n'avait pas encore dit tout ce qu'il avait à dire… Je ne vous donnerai pas de noms, mais nous les connaissons tous ! ✔ F. N. H. : Cela reviendra-t-il à dire que les partis politiques n'ont pas non plus changé puisqu'ils appelaient à voter par Oui plus qu'ils ne débattaient du projet ? ✔ Y. C. : Non. Et pour preuve, la coalition récemment annoncée entre Tout et N'importe quoi. D'ailleurs, les initiateurs de cette coalition ont passé toute une nuit de négociation pour rallier le PPS et l'USFP,... Est-ce que vous croyez que devant de tels faits les partis ont réellement changé ? Bouzoubâa, qui est de tendance de gauche, se retrouve dans les bras d'un Firdaous de l'UC aux côtés de Mezouar : cela vous semble-t-il un gage de changement ? De voir le parti de Zemzmi, ce monsieur qui n'arrête pas de formuler des Fatwas bizarres, tendre la main à Benatik du parti travailliste, qui est en principe un socialiste, vous semble-t-il logique ? Ce ne sont pas des partis, mais des opportunistes ! ✔ F. B. : J'épouse tout à fait l'analyse de Youssef dans le sens où j'aimerais bien comprendre ce que ce rapprochement vise en réalité. En effet, ces partis, n'ont pas d'idéologie commune, n'ont pas de programme commun, ni de liste commune, encore moins de candidats communs. Alors, quel est le but réel de cette alliance ? Il est légitime de se poser la question, mais également de se demander comment vont réagir les autres partis, notamment la Koutla. ✔ F. N. H. : Depuis l'annonce des législatives anticipées, les partis n'arrêtent pas de débattre des listes, de la loi électorale, du découpage… Mais sans qu'il y ait débat d'idées. Ne pensez-vous pas que cela constitue en soi un facteur de blocage dans la concrétisation de l'esprit de réformes désirées par le peuple ? ✔ F. B. : Vous pouvez même poser la question directement aux partis, vous n'aurez pas de réponse claire sur leurs programmes social et économique. Et encore moins de réponse avec des mesures concrètes et des objectifs clairs. Pour l'instant, les programmes restent très vagues. ✔ Y. C. : Je pense que tous les partis, même les partis historiques, ont fait le choix de la facilité, à savoir le choix électoraliste. C'est-à-dire, demain, vous avez le choix entre deux candidats, l'un ayant une assise électoraliste et l'autre étant un militant, entre les deux, le choix est vite fait pour les partis. Tout à l'heure, je disais que la campagne du référendum était décevante, les partis politiques le sont encore plus ! Parce que tous les partis politiques ont commencé à applaudir dans tous les sens, croyant que la pression du Mouvement du 20 février est retombée. On oublie qu'il y a un peu plus de 6 mois tout le monde tremblait parce que personne, durant février et mars derniers, ne pouvait prédire ce qui allait se passer dans ce pays. Il me semble que ces partis ont oublié toute la pression qu'on a vécue et le mouvement de changement qui s'est installé au Maroc. Et cette dynamique est là et va revenir avec force si demain, je parle du 25 novembre, est décevant ! ✔ F. N. H. : Pour revenir à la question du rôle de la femme dans la politique, avez-vous le sentiment que les partis ont assimilé cette question de parité ? ✔ F. B. : Je ne suis pas au fait de tous les programmes des partis politiques. Nous avons rencontré un parti, le PJD, parce qu'on voulait crever l'abcès étant donné que les femmes pourraient avoir des appréhensions vis-à-vis de ce parti. On a reçu Abdelilah Benkirane, le secrétaire général du PJD et on ne l'a pas ménagé avec nos questions. Il s'est montré très coopératif, en dehors de la question de l'héritage sur laquelle sa position est fixée. Nous avons beaucoup discuté, sans pour autant avoir une idée exacte sur le programme de ce parti. ✔ Y. C. : Personnellement, je suis convaincu que je vivrais jusqu'au jour où il y aura un changement sur le texte régissant l'héritage. Je suis convaincu que la lutte va continuer, c'est une demande légitime qui n'est pas contraire aux valeurs de l'Islam. ✔ F. B. : Ce que je dis, c'est que dans l'immédiat, cette question ne sera pas négociée … Mais avec le temps, on verra puisque ce dossier est là ! C'est comme pour la peine de mort, la lutte se maintient. ✔ Y. C. : On ne peut pas comparer les deux puisqu'on n'a plus exécuté personne depuis 93 et l'héritage est appliqué chaque jour… ✔ F. B. : Et l'avortement aussi est une question qui se pose. La Constitution garantit le droit à la vie, cela veut dire qu'une femme ne peut pas toucher à un embryon. Le problème se pose quand il s'agit d'une femme ayant subi un inceste ou un viol. Ça donne quoi ? Des enfants abandonnés, des enfants drogués … Mais, en réalité, l'avortement se fait au Maroc. Quand on a les moyens, on se fait avorter sans problème; par contre, celles qui n'ont pas les moyens recourent à des procédés qui leur sont, dans une majorité des cas, fatals. ✔ F. N. H. : En évoquant le PJD, on a l'impression qu'on brandit toujours ce parti comme un épouvantail. Qu'est-ce qu'on a contre le PJD ? ✔ Y. C. : Personnellement, dans le secret de l'urne, il se peut que je vote pour le PJD si je suis convaincu de son candidat. Mais, je refuse de débattre avec quelqu'un qui me sort un référentiel religieux au bout de chaque phrase et qui utilise ce référentiel dans la création d'une image médiatique ; et ça, c'est inacceptable. Quand on veut débattre en politique, on part des valeurs intrinsèques de l'humanité avant même l'avènement de l'Islam et des autres religions. ✔ F. B. : Le PJD ne peut pas prétendre à l'exclusivité de l'Islam parce que les Marocains sont dans la majorité musulmans. Et nous avons un Amir Al Mouminine qu'est le Roi, et qui, à ce titre, protège des déviances possibles. Après, si nous avons un parti qui prend l'exemple de la Turquie, ce ne serait pas mal. Et puis, il faut tout de même faire un peu confiance, parce que si l'on se met à se méfier de tout le monde, ce n'est pas du jour au lendemain qu'on progressera dans ce pays. ✔ F. N. H. : Pour revenir à la coalition du RNI avec 7 autres partis, cela n'a-t-il pas le mérite de créer un pôle dans un champ politique dispersé qui brouille les électeurs ? ✔ Y. C. : La politique est une question de cohérence, de valeurs communes … Un gauchiste ne peut pas faire alliance avec un islamiste, par exemple. ✔ F. B. : Pour ne pas charger que les partis politiques, on constate aussi que l'Etat n'a pas changé son approche. Allusion faite aux découpages électoraux, aux listes électorales, à la loi sur les partis … ✔ Y. C. : Le Roi a réagi de la manière la plus excellente à la sortie des gens dans la rue le 20 février. Le discours du 9 mars aussi a été d'une grande intelligence. Mais remarquez que le week-end d'après, le 13 mars 2011, les manifestants ont été passés à tabac alors que c'était une marche pacifique. Le discours du 1er juillet aussi est très parlant, mais les agissements sur le terrain ont vidé sa traduction de son sens … Je pense qu'il y a des gens que le changement dérange. Cela a d‘ailleurs existé partout dans l'histoire des autres pays comme le Portugal ou l'Espagne. ✔ F. N. H. : Mais qui peut faire objet d'un contre-pouvoir dans ce sens, vu que les partis politiques sont en perte de vitesse… ? ✔ Y. C. : Je pense que le Roi, en arrivant au pouvoir, avait besoin de gens avec lesquels travailler. Il avait trouvé une classe politique encore vivace. Mais par la suite, il n'arrivait plus à trouver un contre-pouvoir solide en face, après qu'on ait tourné la page de l'alternance. Le pays est resté en attente d'un mouvement et le Roi a très bien réagi aux attentes de ce mouvement … Après, le Roi donne l'impulsion, mais il faut que les autres appareils de l'Etat s'impliquent à exécuter fidèlement l'esprit du discours. ✔ F. N. H. : En évoquant les revendications, est-ce qu'on parle d'un seul mouvement du 20 février parce que certaines revendications sont diamétralement opposées. Référence faite à Annahj et Al Adl wal Ihsane… ✔ Y. C. : Je pense que dans un mouvement de contestation, on peut regrouper tout ! Parce que le but commun est la contestation. Après, pour structurer, c'est à ce stade que ça se complique. ✔ F. B. : Moi, j'insisterai sur le fait que le Mouvement du 20 février reste un mouvement pacifiste qui a fait des revendications tout à fait légitimes et il a permis d'accélérer la cadence des réformes. Ceci étant, le mouvement en tant que tel ne peut pas continuer son action dans la rue. Il est temps que ce mouvement s'organise et se structure pour faire des propositions claires et qu'on sache ce qu'il veut. Il a joué un rôle positif, il n'a qu'à continuer mais sous une autre forme que la contestation. ✔ Y. C. : Et puis, pourquoi demander à un mouvement jeune son programme, alors que les partis politiques, qui sont là depuis plus de 60 ans, n'ont pas encore dévoilé le leur ! Même la presse partisane n'a pas d'éléments à se mettre sous la dent. On a l'impression que les partis sont occupés à se trouver des candidats. Alors qu'il est simple pour eux de s'entourer de compétences pour élaborer des programmes économiques et sociaux. Je suis jaloux quand je vois les débats sur les télés françaises. Ici, on a l'impression d'avoir des partis de façade et une vie politique et une démocratie factices. ■ Propos recueillis par Imane Bouhrara Dans ce contexte-là, faut-il aller voter ? ✔ F. B. : Personnellement, je pense qu'après le discours du 9 mars, beaucoup de choses ont changé et la tension est retombée. Il ne faut pas jeter le bébé avec l'eau du bain non plus. Tout n'est pas parfait, mais tout n'est pas négatif non plus ! Je pense que le nouveau texte constitutionnel renferme beaucoup d'éléments positifs et, encore une fois, il est susceptible d'amendements même par des pétitions de la part de la société civile. Mais tout cela dépend des élections du 25 novembre. ✔ Y. C. : Si les partis font des propositions correctes et proposent des candidats corrects et valables, évidemment, il faudra aller voter. Mais si les partis conservent les mêmes têtes et les mêmes spécialistes des élections et qu'ils les présentent encore une fois dans les circonscriptions du pays, je suis désolé, je n'irais pas voter. Voilà pourquoi les partis doivent tirer une conclusion de tout ce qui s'est passé ces six derniers mois. ✔ F. B. : J'adhère totalement à ce que dit Youssef, parce que les gens attendent des changements. Mais jusqu'à présent, on n'a encore rien vu. On a seulement eu écho que les anciens prétendent revenir. Et ça, à mon sens, c'est la meilleure façon pour décourager les électeurs. Les partis politiques sont dans un tournant décisif, ils doivent changer leur approche. Les priorités du prochain gouvernement pour instaurer la dynamique de changement ✔ F. B. : Il urge d'avoir des programmes clairs et ficelés qui œuvrent pour une plus grande justice sociale. C'est indispensable ! La deuxième priorité est l'éducation ! Rien ne changera sans l'éducation. Avec elle, chacun aura sa chance. ✔ Y. C. : La première priorité est celle relative à la crise de confiance des Marocains dans leur classe politique. Je n'ai confiance qu'en de rares hommes politiques et qui ont malheureusement de rares chances d'arriver au pouvoir. L'autre priorité est de mettre en marche le service public. Aujourd'hui, l'éducation publique est morte, idem pour la santé, la Justice, le transport…