Un beau jour, de beaux bus, d'occasion certes, sont arrivés à Casablanca en provenance de Paris. Les voyant sillonner les rues et boulevards de la métropole, notre correspondant a eu «un entretien exclusif et fictif» avec l'un d'eux. Voici sa confession : Je menais une vie paisible de retraité dans ma banlieue parisienne. Après une vie laborieuse pleine de bonnes rencontres, une équipe de mécaniciens m'avait aux petits soins, j'avais le gîte et le couvert, bien huilé, bien graissé et bien chaussé. Je dévalais les boulevards bordés de platanes de mon Paris natal sans le moindre soupir. Quelques habituées m'avaient adopté, elles boudaient le métro qui les engouffrait plusieurs pieds sous terre. Je les prenais en charge après leurs longues journées de travail et leur rendais la pareille en m'évertuant à jouer au kiné-masseur, je prenais soin de leur dos et leurs fesses, si bien qu'une fois à mon bord, elles plongeaient dans leurs lectures et se laissaient bercer par le ronronnement de mon moteur et les vibrations de mes ressorts. Quelques fois, elles s'oubliaient, une fois arrivées à leurs destinations, à plusieurs reprises mon machiniste dû les interpeller par leurs petits noms les arrachant à leurs rêveries. Avec mes deux cent mille kilomètres dans le ventre et quelques milliers de passagers satisfaits, le sentiment du devoir accompli me comblait, mais je voyais ma fin dernière, j'entendais autour de moi qu'on allait nous démembrer et nous expédier au cimetière dans les fonderies du nord; mais le Bon Dieu en a décidé autrement. Mes déboires allaient commencer lorsqu'une délégation de gros messieurs, avec de gros dossiers, était venue nous ausculter mes collègues et moi et le verdict était tombé. Après nous avoir injecté quelques jeux d'injecteurs, ils nous passèrent sous une douche d'eau chaude à haute pression, nous étions fin prêts pour le grand départ. A priori, nous avions pensé, mes collègues et moi, qu'on organisait en notre honneur et à l'occasion de notre mise en retraite, une excursion dans un quelconque pays en remerciement des bons et loyaux services rendus durant toute notre carrière, mais la réalité était toute autre : quelques jours plus tard, ils nous firent prendre le cap du sud sur un steamer affrété exprès pour nous. Le voyage ne fût pas long, je dirais qu'il s'agissait simplement d'une petite traversée, c'était mon baptême de mer. Comme je n'avais pas le pneu marin, j'eus le mal de mer, je n'arrivais pas à m'expliquer le frisson qui gagna toute ma tôle en voyant s'éloigner ma douce France et mon Saint Denis. Une autre délégation non moins grosse, avec des dossiers non moins gros, était venue nous recevoir au port où l'accueil était chaleureux. Tout le monde s'embrassait, se congratulait, se félicitait, la cérémonie sur place fut expéditive, un haut responsable avait oublié sa Ventoline et que les lieux étaient poussiéreux malgré les quelques mètres cube de gravier répandus et arrosés pour la circonstance. Toutefois, la réception s'est poursuivie dans un hôtel de la place où il y eût à boire et à manger pour tout le monde et de la Ventoline à profusion. Ils nous stationnèrent dans un terrain vague où nous passâmes quelques nuits à la belle étoile. Là, j'ai commencé à douter du sort qu'on allait nous réserver. Un matin, un monsieur est venu tâter mon siège, le régla à sa hauteur, apprécia mon volant et mes manettes de commandes, actionna le démarreur, posa son pied, du 46 je suppose, sur l'accélérateur et accéléra, accéléra, accéléra, jusqu'à m'étouffer, je ne me souviens pas avoir subi un tel outrage auparavant. Il essaya d'avancer, je calais, il redémarra de nouveau et accéléra de plus en plus, mon vieux cœur allait lâcher, sans l'intervention d'un superviseur qui était venu à mon secours. De la RATP à la RATC Il débarqua le gros monsieur et je me sentis soulagé, mon rythme se stabilisa et je reprenais ma respiration normalement. C'est après qu'un autre monsieur plus âgé régla de nouveau le siège, démarra doucement, je me laissais conduire, nous traversâmes la ville, je fus un peu secoué par la mauvaise chaussée par endroits, mais nous arrivâmes tant bien que mal à notre destination. Là, une équipe de lessiveurs est venue me mouiller le nez avec un torchon noir, d'autres déplaçaient quelques sièges… J'ai donc pris conscience que j'allais reprendre du service. Cela ne me déplaisait pas beaucoup me disant que le travail c'est la santé. Quelques jours après, on m'affecta sur la ligne Saint connu (Sidi Mâarouf) et Saint Othmane (Sidi Othmane). La chaleur était suffocante. Pour moi, c'était le calvaire, j'étais surchauffé, surmené, malmené par des machinistes sans grande expérience, dépaysé, vandalisé par les voyageurs, cassé par les nids de poules, torturé par les gendarmes couchés, touché dans ma propre chair de tôle, tagué, gravé au couteau de cœurs transpercés de flèches, Hamida aime Hamid, Hajiba aime Hajib, vive WAC, vive RAJA, des équipes de foot, je suppose, que je ne connais même pas. Si quelqu'un avait le malheur de redresser les torts, on lui répliquait qu'il n'avait qu'à acheter une voiture comme «SIADO». Je ne connais pas non plus monsieur «SIADO». Bref, j'étais tellement et complètement plongé dans un nuage de vapeur que je n'arrivais plus à mémoriser mes plaques d'arrêts, ni les obligatoires ni les facultatifs. Mais le plus grand traumatisme de ma seconde vie de bus, fût le jour où mon chauffard me fit rouler malgré moi sur un père de famille à bicyclette sans lumière, qui cahotait de bon matin vers son gagne-pain…Rien n'a pu être épargné, même pas ses vieux outils de jardinage. Au dépôt, je fus boudé par mes collègues et traité d'assassin, mais, sur ma fiche, on a dû inscrire «a donné la mort sans l'intention de la donner». Au nom de la Sacro-Sainte rentabilité, on me doucha hâtivement et l'on me remit entre les mains d'un autre machiniste, moi qui ne m'étais pas encore remis de mes émotions. Mon affectation sur la ligne 7 (Place Maréchal/ Saint Connu) fut pressentie par moi comme une promotion. Cette ligne avait au moins le mérite d'atténuer mon dépaysement et ma nostalgie sur un court tronçon. Je pouvais ainsi admirer le Sacré-Cœur local, le parc Lyautey et les petits immeubles avec leurs façades Art-Deco, ce qui témoigne du passage de mes concepteurs dans le quartier. Ces lieux me rappellent mon Saint Denis chargé d'histoire où Jules Ferry avait milité pour faire accéder la femme à l'école et à l'éducation, où l'on célèbre le 8 mai, la fin de la Guerre 45, dans la liesse générale. A présent, tout cela m'importe peu et me semble tellement loin. Je finirais peut-être dans les hauts fourneaux chinois, recyclé et réincarné en jouets peints aux couleurs de tous les pays et ferais le bonheur de plusieurs milliers de petits enfants de par le monde. En songeant à cette joie future, je ne regrette pas d'avoir posé le pneu dans ce port qu'on appelle Casablanca. Mais en attendant, une question me torture la boîte à vitesse : qu'ai-je donc fait au Bon Dieu pour qu'il me gratifie de deux durées de vie ? Moralité (de circulation) : de la RATP à la RATC, on va de la vie au trépas. Preuve en est que la dernière s'est suicidée !