Khaled Nezzar, ex-ministre de la Défense, dans un entretien exclusif à La Nouvelle République Deux jours après la publication par La Gazette du Maroc de l'interview de Khaled Nezzar, le général à la retraite a " récidivé " en accordant un interview à La Nouvelle République dans laquelle il confirmait les propos qu'il nous a tenus. Vu l'importance de cette interview, nous la publions intégralement. La Nouvelle République : d'une part, vous dites et vous répétez que vous ne parlez pas au nom de l'armée et, d'autre part, vous venez, d'une façon claire et nette, de donner, au nom de l'armée, une leçon de savoir-gouverner aux politiques… Khaled Nezzar : je n'ai jamais prétendu parler au nom de l'armée et ses chefs savent ce qu'ils font – et ils le font bien. Ils n'ont besoin de personne pour les inspirer. Ils ne se laissent influencer par personne. Personne ne peut leur dicter ce qu'ils doivent faire. Ils n'obéissent qu'aux lois de la République et à leur conscience. Je n'ai nullement l'impression de faillir à la déontologie ou au respect que je leur dois quand je donne mon point de vue personnel – qui n'engage que moi – sur des sujets qui préoccupent notre peuple. Votre position, telle que vous l'exprimez, au sujet du Sahara occidental est quand même un lourd pavé dans la mare… Quelle mare ? La mare des eaux stagnantes où, parce que les politiques n'ont jamais voulu écoper, les peuples de la région se sont retrouvés engluées dans la vase ? L'armée algérienne, lorsque Houari Boumediene a décidé de la déployer face à la frontière sahraouie, a passé des années dans la fournaise avec pour seul abri des tranchées et des tôles ondulées. Selim Saâdi et moi-même avons fait des prodiges de valeur pour l'installer d'une façon plus supportable. Peu importe les sacrifices de toutes sortes que les militaires ont dû consentir. C'est leur lot. Les servitudes de la condition des soldats étant ce qu'elles sont. D'une part, les politiques nous ont lié les mains, nous ont empêché d'être un facteur de dissuasion crédible et, de l'autre, on s'est entêté à rouler des mécaniques dans les salons et les forums internationaux. Je vous donne quelques détails édifiants. Après ce qui s'est passé à Amgala, j'ai été rappelé – j'étais à l'Ecole de guerre de Paris – par feu le président Boumediene pour reprendre en main une situation plus ou moins difficile du côté de Tindouf. Après une brève évaluation des conditions générales qui y prévalaient, je suis revenu à Alger pour faire mon rapport au chef de l'Etat. Vous savez ce qui il m'a dit : “Vous aurez la ferraille (leq'zader) que vous demandez, mais soyez sûr d'une chose : Hassan II ne nous attaquera jamais. Et je lui ai dit que nous ne serions pas les premiers.” Plus tard, Chadli Bendjedid s'est laissé endormir par les fastes d'Ifrane et les délices de Skhirat et a juré que l'Algérie n'ouvrirait les hostilités que si jamais elle était elle-même attaquée. Alors, je me pose la question : quels sont donc ces intérêts essentiels, vitaux, stratégiques que l'Algérie était censée défendre et pour lesquels elle refusait d'affirmer sa détermination ? La détermination des Etats est avant tout la crédibilité de leurs forces armées. La riposte marocaine a été une adaptation parfaitement cohérente et logique. La construction de murs aux sens propre et figuré, les Sahraouis stoppés, la diplomatie algérienne contrée et, enfin, lorsque le temps des épreuves est venu pour notre pays. Le travail des officines, les livres blancs et noirs, la hargne des ONG et à leur tête la FIDH ne sont pas le fruit d'une génération spontanée. L'extraordinaire Gèze n'est pas né antialgérien. Il a été écolé, chapitré, briefé affiné et fardé. Il y a des pugnacités et des hargnes qui puent la banknose. Et voilà, pendant que l'ANP arpentait son désert des Tartares, elle s'est trouvée enveloppée par l'arrière, tournée, insidieusement forcée à lutter à front renversé contre un ennemi à éclipses. Les sanctuaires dont les GIA ont bénéficié leur ont conféré leur longévité. Vous dites bien deux fronts ? Je dis bien deux fronts. Le terrorisme auquel nous avons fait face pendant dix ans aurait-il pu durer aussi longtemps sans les aides internationales dont il a bénéficié ? Revenons à cette question du Sahara occidental… Ecoutez, le conflit fait partie de cette aire de confrontation qu'une mauvaise décolonisation a rendue inévitable. Les arrière-pensées et les bas calculs ont érigé ce territoire en abcès de fixation pour “occuper” durablement des énergies et les empêcher de s'investir dans des domaines plus profitables aux peuples. Ce théâtre d'opérations dont on a dit qu'il mettait aux prises l'Algérie et le Maroc par Sahraouis interposés a pendant longtemps caché des querelles plus anciennes, plus vastes, plus stratégiques. Il ressemble à ces sommets d'icebergs qui émergent au-dessus de masses immergées. Certains ont pu s'étonner des apparentes incohérences de la position algérienne. L'Algérie n'a cessé de charmer depuis longtemps – cela remonte à l'Emir Abdelkader. Sa vocation unitaire est de prendre paradoxalement le parti du morcellement et de la désunion. L'Algérie, disaient ces bonnes âmes, forte d'une guerre de libération aboulie, d'une idéologie généreuse, ayant bénéficié de la solidarité de ses voisins, est devenue soudain oublieuse, ingrate, cynique et égoïste et se trouve en contradiction scandaleuse avec ce qu'elle appelait bien de ses vœux : l'unité du Maghreb. L'aide qu'elle a apportée aux Sahraouis étant – selon eux – la meilleure façon d'empêcher l'Union maghrébine. Au moment où le monde arabe est confronté à une crise dont nul ne sait encore ce qu'il en sortira, au moment où un séisme dévastateur est en train d'ébranler tous les socles et toutes les certitudes, il est temps, je pense, de se remettre en cause et d'appréhender autrement notre environnement. Les Algériens n'ont pas la mémoire courte. Ils se souviennent d'Isly, ils se souviennent des paix séparées qui ont été conclues sur leur dos, ils se souviennent de l'avion des cinq (à la veille de la conférence du Maghreb arabe), ils se souviennent de la guerre des sables (Tindjoub et Hassi Beïda), ils se souviennent d'Amgala, ils se souviennent des agents infiltrés dans la FIDH et qui ont soufflé leurs leçons à François Gèze et à Habib Souaïdia, mais ils se souviennent aussi de la fraternité, de l'hospitalité et des sacrifices du grand peuple marocain pendant les années de braises, c'est cela l'important, c'est cela l'essentiel. Qu'importe le reste ! Qu'importe tout le reste. Les autres en face sont décidés à ne plus faire dans le détail. Ils nous forcent à nous retrouver dans le même bord, à être nous-mêmes. Ils ne voient pas de frontières qui nous séparent et qu'ils ont eux-mêmes tracées. Alors, tirons nos propres conclusions et retrouvons-nous. Profitons que l'épée de Damoclès qui est au-dessus de nos têtes ne soit pas encore tombée pour nous rapprocher et pour nous préparer à faire face. Ici et là, on a dit et répété que c'est l'armée algérienne qui bloque un règlement politique, cela est faux ! L'armée algérienne a été mise “hors circuit” depuis les années 1970 déjà. A quoi sert-il d'avoir des forces armées si d'emblée les politiques disent et répètent : “Nous ne tirerons jamais les premiers.” A quoi sert-il de maintenir dans la fournaise des sables pendant trois décennies des milliers d'hommes si les politiques affirment et maintiennent que jamais l'armée algérienne ne sera appelée pour crédibiliser la position politique algérienne ? Alors, puisque de toute manière une solution pacifique, je souligne pacifique, est inéluctable, ne vaut-il pas mieux la trouver tout de suite ? J'ai le courage aujourd'hui de donner mon opinion et de dire à haute et distincte voix que les militaires algériens n'empêchent pas les politiques de trouver une solution de sortie honorable à l'impasse où les politiques ont fourvoyé leurs peuples. Les politiques n'ont pas su trouver une solution depuis trente ans ; qu'ils ne cherchent pas des boucs émissaires. Toute politique courageuse est toujours douloureuse. L'Algérie n'a-t-elle pas une obligation morale vis-à-vis des Sahraouis ? L'Algérie a une obligation morale vis-à-vis de ses enfants. Cela ne la dispense pas de veiller à être conséquente avec elle-même. Elle fera en sorte, j'en suis convaincu, que tout se fasse pour le plus grand bénéfice de l'ensemble des peuples de la région. En passant la déclaration que j'ai faite à La Gazette du Maroc, je n'ai jamais prétendu qu'il fallait ou qu'il ne fallait pas créer un Etat sahraoui. C'est aux politiques de le décider, qu'il soient en Afrique du Nord ou à Manhattan. J'ai dit que l'Algérie ne devrait pas rester cent ans l'arme au pied pour appuyer une revendication d'un Etat nouveau à créer. Il faut penser à l'avenir, à nos enfants algériens, marocains ou sahraouis. Récemment, quelqu'un en Algérie a dit : “Entre le choix d'une guerre avec le Maroc et le sort du Sahara occidental, mon choix est vite fait !” Cette personne très haut placée a rejoint la logique de Houari Boumediene, de Chadli Bendjedid et de Mohamed Boudiaf. Alors, que l'on ne vienne pas dire que Khaled Nezzar est inconséquent. Je ne suis qu'un casseur de langue de bois. Les vrais tabous ont été cassés par d'autres et depuis longtemps. Il fallait simplement savoir les décoder. C'est un homme qui est resté sept ans sur le qui-vive dans le désert qui vous parle. Je sens cette question sahraouie d'une façon viscérale. Personne ne viendra faire la leçon aux soldats algériens. La guerre de cent ans s'est arrêtée un jour. J'ai souhaité un débat. Il est bien que les gens débattent. Ce que j'ai dit n'engage que moi, chacun est dès lors libre de ne pas être d'accord. Pourquoi maintenant ? Parce que j'ai su que certains affirment que ce sont les militaires algériens qui ont toujours bloqué la solution. J'ai voulu clarifier les choses. Ceci d'ailleurs entre dans le cadre de la désinformation tous azimuts dont a souffert l'armée algérienne. Donc, le pouvoir politique algérien s'est tracé une ligne rouge qu'il n'a jamais voulu franchir ? Vous voulez une preuve ? Je vous en donnerai dix si vous voulez. Mais voyons celle-là, où nous, militaires, étions impliqués. Au moment le plus fort de la guerre des sables, six DIR (détachements d'intervention rapide) des FAR étaient encerclés par les combattants sahraouis. Il y a eu beaucoup de pertes du côté marocain. Les Sahraouis, pour précipiter la débandade en face, nous ont demandé un appui DCA et quelques salves d'artillerie. Nous pouvions le faire sans pénétrer chez le voisin et sans jamais pouvoir être confondus. Cela se passait au sud du Maroc, à quelques dizaines de kilomètres de notre frontière. Kasdi Merbah était secrétaire général du MDN à l'époque. Chadli, consulté, a dit non et les DIR ont été sauvés. On a le vertige à vous entendre parler. Nous aurions donc fomenté pendant trente ans une querelle inutile ; nous l'aurions entretenue par le verbiage et les faux-semblants… Attention à ce que vous dites. Cette question du Sahara n'a pas été fomentée par l'Algérie. Elle a été un abcès de fixation qui a mal évolué et qui a suppuré parce que le Maroc avait des visées expansionnistes sur notre pays. Le “grand Maroc” prétendait nous amputer et nous contraindre, au besoin, par la guerre. La guerre des sables en 1963 est dans toutes les mémoires. Qu'est-ce qui a changé depuis ? D'abord l'armée algérienne ! Nos forces armées ne sont plus celles de 1963. La mission de nos forces armées est avant tout de faire respecter l'intégrité territoriale du pays ! C'est aussi un argument de poids, et derrière cet argument, il y a désormais la Realpolitik, celle qui tient compte des rapports de force. Désormais, on recherche le dépassement des frontières par l'intégration économique. Ceux qui affirment que la mondialisation nous impose de très fortes solidarités ont parfaitement raison. Il faut regarder loin désormais. Vous êtes à Paris pour faire la promotion de votre livre L'Armée algérienne face à la désinformation ; êtes-vous satisfait ? Défendre l'ANP, défendre mes camarades, dire et convaincre est chez moi un devoir sacré, une obligation de tous les instants. Est-ce que j'en fais trop quelquefois ? Mais le bilan est là : François Gèze, José Garçon et autres Harbi se sont mis en veilleuse. Je sais que de nouvelles accusations fusent çà et là. Nous ferons face. Le séminaire sur le terrorisme a été un événement utile. D'autres gestes utiles – je l'espère – suivront. Lorsque vous êtes revenu de Paris au mois de juillet dernier, vous avez montré une certaine direction de l'index… Passons à une autre question si vous voulez bien. Les difficultés que connaît le groupe Khalifa ont été commentées par vous ; voulez-vous dire quelques mots à ce sujet ? Très brièvement alors. Ce qu'a commis Thierry Oberlé dans Le Figaro est un exemple extraordinaire de désinformation. Il a accolé des mots et des bouts de phrase pour les insérer dans sa démonstration. Sa démonstration était la suivante : “les enfants des notables algériens gèrent les économies de leurs géniteurs dans le groupe Khalifa créé par la sécurité militaire.” C'est une honte de la part de ce journaliste. Certains de ses confrères présents à cette soirée savent maintenant qui est ce personnage. La démonstration qui fait appel à la cambriole et à l'effraction est passible d'un seul commentaire. Vous devinez lequel ? Tirons la chasse ! Dans certaines rédactions parisiennes, Arsène Lupin est devenu journaliste. Que vous inspire le récent voyage de Jacques Chirac en Algérie ? Les rues d'Alger ont vibré pour Chirac le gaullien, le partisan du dialogue et des solutions de paix. Le peuple algérien a indirectement manifesté pour l'Irak. Chirac l'Algérien n'a pas encore fait le voyage d'Alger. Il faudra bien un jour parler vrai autour d'une table. Dire ce qui a été fait depuis 1830. Reconnaître ce qui a été perpétré. Le mot repentance est encore un mot tabou ici. De Gaulle a été, dit-on, l'homme de la décolonisation. Chirac sortira de l'ombre du grand pour être grand par lui-même quand il décolonisera les mots et les sentences qui maintiennent le passé derrière leurs barreaux. Beaucoup pensent que le voyage de Chirac est une opération bouteflikienne en prévision de la future présidentielle… Vous voulez dire une grosse pierre apportée à un édifice personnel ? Le chef de l'Etat français a rendu visite aux Algériens. Il a été accueilli avec convivialité et chaleur. Sa visite est bonne et utile. Ne faisons pas des procès d'intention aux uns ou aux autres. On parle beaucoup des présidentielles. Elles sont encore loin. Est-ce que l'actuel président va encore postuler pour un deuxième mandat ? Il le dira, lui, en temps voulu. Peut-être choisira-t-il de ne pas briguer une autre magistrature pour avoir plus de temps à consacrer à la défense de l'Algérie dans toutes les capitales de la planète. Il y a les reculs féconds qui permettent aux hommes qui ont eu l'expérience du pouvoir de devenir des promoteurs d'idées pour aider à la concrétisation des grands chantiers qui attendent l'Algérie : la réforme de l'école, le code de la famille, la justice, l'Etat et bien sûr la Kabylie. C'est un homme qui est resté sept ans sur le qui-vive dans le désert qui vous parle. Je sens cette question sahraouie d'une façon viscérale. Personne viendra faire la leçon aux soldats algériens. La guerre de cent ans s'est arrêtée un jour.