Le rapport Ipsos Global Trends – MENA Edition, récemment dévoilé, offre un éclairage inédit sur la façon dont les tendances globales résonnent dans la région. Le Maroc s'y distingue par une attitude oscillant entre optimisme global, attachement aux valeurs traditionnelles et aspirations individuelles. À l'heure où le monde tangue entre progrès technologique effréné, inquiétudes environnementales et bouleversements sociaux, le Maroc s'inscrit dans une dynamique à la fois singulière et révélatrice des tensions qui traversent la région MENA. C'est ce que révèle l'édition 2024 du rapport Ipsos Global Trends, une vaste étude menée auprès de plus de 50.000 personnes dans 50 pays, dont quatre du monde arabe, à savoir le Maroc, l'Egypte, l'Arabie Saoudite et les Emirats Arabes Unis. Une plongée dans les valeurs, les contradictions et les attentes d'une société en transformation. Un optimisme lucide vis-à-vis de la mondialisation Contrairement à certaines sociétés occidentales gagnées par le scepticisme, le Maroc affiche une perception globalement positive de la mondialisation. 64% des Marocains estiment qu'elle est bénéfique pour eux personnellement. Un chiffre légèrement au-dessus de la moyenne mondiale (60%), et très proche de celui relevé en Arabie Saoudite (65%) et aux Emirats (64%). La moyenne au Maroc est largement supérieure à celle de l'Egypte (53%). Cette ouverture ne signifie pas pour autant un effacement culturel, la tendance à la «glocalisation», où les marques mondiales s'approprient les codes locaux est bien ancrée. Le rapport souligne d'ailleurs que «même les marques globales doivent mettre en avant leurs liens avec les cultures locales», une stratégie que de nombreux acteurs économiques au Maroc ont déjà adopté, à l'image du développement de filières artisanales exportatrices. Des fractures sociales qui alimentent la tension Sur le terrain social, le Maroc partage avec ses voisins une vive conscience des inégalités. Près de 80% des Marocains estiment que les grandes différences de richesse nuisent à la société, un sentiment également prononcé en Egypte (81%). L'étude met en lumière une attente très forte envers les entreprises, 83% des personnes interrogées dans la région MENA considèrent que les entreprises doivent faire plus que simplement rechercher le profit. Mais c'est aussi sur les discriminations que le bât blesse. Le rapport note que 32% des Marocains déclarent avoir été victimes de discrimination liée au genre, un chiffre supérieur à la moyenne mondiale. L'écart générationnel est également source de tension. En effet, 50% des personnes interrogées dans la région affirment observer des conflits de valeurs au sein de leur propre famille, traduisant une société en pleine mutation. L'environnement, une urgence perçue mais encore peu traduite en actes Au Maroc, la conscience écologique progresse nettement, avec une large majorité estimant que nous allons droit vers une catastrophe si nos habitudes ne changent pas. Ils sont 81% à partager cette inquiétude, un niveau proche de celui observé en Egypte (82%) et supérieur à la moyenne mondiale (72%). Les Marocains se perçoivent comme largement engagés pour l'environnement, affirmant à 84 % faire tout ce qu'ils peuvent pour sauver la planète. Un sentiment valorisant, mais que le rapport Ipsos nuance en pointant une «perception en décalage avec les pratiques réelles». La transition écologique, au quotidien, reste donc largement à concrétiser. Le numérique entre fascination et défiance La technologie divise les Marocains. Beaucoup y voient une solution incontournable aux grands défis de demain – 77% y croient – mais 71% redoutent en même temps qu'elle ne soit en train de «détruire nos vies». Le Maroc partage cette ambivalence avec l'Egypte et l'Arabie Saoudite, tandis que les Emirats Arabes Unis affichent un optimisme plus marqué. La confiance dans les usages numériques reste fragile, 71% des Marocains s'inquiètent de la manière dont leurs données sont utilisées, et 79% considèrent comme inévitable la perte de vie privée. Dans une région où l'essor de l'IA, des super-apps ou de la digitalisation des services est rapide, cette tension entre utilité et méfiance devient un enjeu central, indique l'étude. Un équilibre fragile La volonté de reprendre la main sur sa santé est très présente au Maroc. Une large majorité aspire à plus d'autonomie dans ses choix médicaux et s'informe de manière proactive, sans dépendre uniquement des professionnels. Pourtant, cette prise de conscience se heurte à une réalité plus contraignante, marquée par des obstacles structurels comme l'accès aux soins, les maladies chroniques ou encore la sédentarité. Le Maroc reste profondément attaché à ses repères traditionnels. Une très large majorité (87%) considère que les traditions sont essentielles à la société, et 74% estiment que le rôle principal des femmes est d'être de bonnes mères et épouses, un avis presque deux fois plus répandu qu'à l'échelle mondiale. Pourtant, seuls 54% des Marocains déclarent vouloir que leur pays redevienne «comme avant», un chiffre inférieur à celui de l'Egypte (75%) mais supérieur à celui des Emirats Arabes Unis (40%). Cette nuance traduit un attachement fort à l'héritage culturel, sans pour autant rejeter l'idée d'adaptation à la modernité. Une jeunesse entre présent immédiat et désir d'élévation Le rapport met en lumière un phénomène qu'il qualifie de «nouveau nihilisme», une attitude née du décalage entre les aspirations de stabilité – acheter un logement, fonder une famille, se projeter dans l'avenir – et la difficulté croissante à les concrétiser. Le Maroc n'échappe pas à cette tendance. De nombreux jeunes adoptent une posture pragmatique. Ils vivent davantage dans l'instant présent, tout en gardant des ambitions diffuses. Ils sont ainsi 70% à penser que « demain s'occupera de lui-même», une formule qui ne traduit pas nécessairement un abandon, mais plutôt un réalisme lucide face à l'incertitude, une manière d'avancer sans illusion tout en gardant l'élan vital. Faiza Rhoul / Les Inspirations ECO