La vaste interruption de courant survenue en avril sur la péninsule Ibérique, qui a plongé une part substantielle de l'Espagne et du Portugal dans l'obscurité, remet en question la solidité des réseaux électriques dans un monde en cours d'électrification accélérée. L'Agence internationale de l'énergie (AIE) y voit une alerte grave sur l'état de préparation des systèmes énergétiques face à des tensions croissantes, tant en matière de demande que d'approvisionnement. Une demande fulgurante dans un monde électrifié Selon le rapport publié par l'AIE, la consommation mondiale d'électricité s'apprête à croître, au cours de la décennie à venir, à un rythme six fois supérieur à celui de la demande énergétique globale. Cette expansion spectaculaire ne résulte pas seulement des usages traditionnels qui accompagnent le développement économique, mais aussi de l'apparition de nouveaux foyers de consommation, notamment les véhicules électriques et les centres de calcul liés à l'intelligence artificielle. En parallèle, le système de production connaît une transformation rapide, avec une montée en puissance des sources renouvelables : depuis 2010, la capacité solaire photovoltaïque a été multipliée par cinquante, celle de l'éolien par six, et la bioénergie a presque triplé. Ce double mouvement — accélération de la demande et mutation de l'offre — complexifie l'équation technique des gestionnaires de réseaux. «Les réseaux doivent désormais conjuguer adaptation, stabilité et continuité dans un environnement profondément transformé», prévient l'Agence. Résilience et prévention comme impératifs jumeaux Face à ces bouleversements, l'AIE distingue deux exigences indissociables : la sécurité, qui vise à prévenir les pannes, et la résilience, entendue comme la capacité à rétablir rapidement le service en cas de défaillance. Plusieurs épisodes récents, à travers le monde, rappellent les effets ravageurs d'une coupure électrique prolongée : au Chili, une défaillance de transmission a affecté 99 % de la population en février 2025 pendant dix-sept heures ; au Texas, en 2021, des millions d'habitants furent privés de courant durant plusieurs jours à cause d'une vague de froid extrême ; en Australie-Méridionale, une tempête a paralysé 850 000 clients en 2016 ; au Japon, un séisme sur l'île d'Hokkaido a provoqué un arrêt total du réseau régional. Partout, les répercussions économiques ont été colossales, et les temps de rétablissement, parfois longs, ont révélé les limites d'une planification insuffisamment anticipatrice. Une enquête encore en cours sur la panne ibérique En ce qui concerne le récent incident ibérique, l'AIE rappelle qu'il est encore trop tôt pour en déterminer avec certitude les causes profondes, ni pour en attribuer la responsabilité. L'analyse technique, menée par les autorités nationales et un groupe d'experts réunis sous l'égide du Réseau européen des gestionnaires de réseaux de transport d'électricité (ENTSO-E), avec la participation de l'Agence de coopération des régulateurs de l'énergie (ACER), devrait apporter les éléments nécessaires à une compréhension rigoureuse de l'événement. Certains commentateurs ont évoqué la forte part des énergies renouvelables dans le bouquet électrique espagnol au moment de la coupure ; l'AIE met toutefois en garde contre toute conclusion hâtive. «Il n'existe, à ce stade, aucun élément permettant d'établir un lien de causalité entre cette proportion et l'origine de l'incident», précise-t-elle. Quatre fondements techniques pour une stabilité durable L'Agence articule sa réponse autour de quatre piliers jugés universels, quels que soient les systèmes ou les marchés. Elle souligne d'abord l'importance d'infrastructures robustes : réseaux renforcés, interconnexions régionales, chaînes d'approvisionnement sécurisées, réserves stratégiques. Elle insiste ensuite sur la nécessité de disposer de ressources de flexibilité diversifiées, capables d'assurer l'équilibre du système : capacité pilotable, stockage, modulation de la demande et valorisation de ces services dans les dispositifs tarifaires. Le troisième pilier est d'ordre strictement technique : qualité de l'onde, inertie du réseau, stabilité des fréquences – autant d'éléments qui peuvent être garantis par l'usage de dispositifs tels que les condensateurs synchrones, les convertisseurs à formation de réseau ou les batteries à réponse ultra-rapide. Enfin, le quatrième fondement réside dans une adaptation des modes d'exploitation, par la révision des codes de réseau, des réserves obligatoires, des mécanismes d'équilibrage et des structures de régulation. Un effort financier encore largement insuffisant Le rapport alerte également sur la lenteur des investissements. Si les dépenses annuelles dans les réseaux ont progressé d'environ 10 % en 2023 et en 2024 pour atteindre près de 400 milliards de dollars, l'AIE estime qu'il faudrait en consacrer au moins 700 milliards par an d'ici à 2030 pour permettre aux pays de répondre à leurs objectifs énergétiques. La nécessité d'augmenter la flexibilité à court terme est également soulignée : selon les projections de l'Agence, les besoins dans ce domaine devraient plus que doubler d'ici 2030, sous l'effet conjugué de la demande en climatisation, du déploiement des véhicules électriques et de la montée en puissance du solaire et de l'éolien. Or, les solutions existent, mais leur adoption reste entravée par des obstacles réglementaires et un cadre incitatif encore inadéquat. «Le progrès technologique seul ne suffit pas : il doit s'accompagner d'une volonté politique, d'une vision cohérente et d'une coopération internationale renforcée», conclut l'AIE.