En autorisant l'usage des stablecoins comme équivalent numérique du dollar, l'administration américaine instaure de facto un canal de règlement transfrontalier parallèle, susceptible de contourner les réseaux bancaires classiques. Au Maroc, où les transactions en cryptomonnaies sont proscrites depuis 2017, cette évolution interroge sur l'avenir des activités bancaires liées aux paiements internationaux et aux transferts de la diaspora. Analyse et décryptage d'experts. Printemps 1956, sur l'un des quais du port de Newark (New Jersey), l'armateur américain Malcom McLean procède au chargement d'une poignée de boîtes d'acier sur un navire. L'homme d'affaires, qui a inventé le conteneur intermodal, ne se doutait pas qu'il allait transformer le commerce international de la seconde moitié du XXe siècle. La conteneurisation s'est imposée, a posteriori, comme un levier de réduction des coûts du fret, en sécurisant la marchandise contre les vols et avaries, tout en accélérant les délais de transit. Près de sept décennies après l'adoption de ces caisses métalliques aux dimensions normalisées comme langage universel du négoce, l'économie mondiale demeure, pourtant, sans étalon monétaire fédérateur apte à structurer les paiements transfrontaliers. D'où, en partie, l'une des conséquences collatérales du Genius Act — acronyme de Guiding and Establishing National Innovation for U.S. Stablecoins — adopté en juillet dernier par l'administration de Donald Trump. Conçu pour renforcer l'hégémonie du dollar, le texte établit pour la première fois un cadre fédéral pour les stablecoins — ces jetons numériques dont la valeur est indexée sur une monnaie fiduciaire — adossés au billet vert ou à des bons du Trésor américain. Objectif affiché : rétablir le dollar au cœur de l'ordre monétaire international face à la volonté des BRICS de s'émanciper du système occidental et de contourner le réseau Swift dominé par les Etats-Unis. Brèche dans le monopole bancaire Mais en cherchant à étendre le rayonnement du billet vert, Washington contribue à l'émergence d'un standard monétaire universel décentralisé, pensé pour fluidifier les échanges au-delà de ses frontières. «Cette redistribution du pouvoir monétaire par Washington est une forme de DeFi (finance décentralisée) controlée», observe Yassine Regragui, spécialiste en Fintech, qui y voit un précédent susceptible de déplacer le centre de gravité de l'intermédiation bancaire. Si, à ce stade, l'Etat américain renonce, de facto, à émettre sa propre monnaie numérique, tout en confiant ce rôle à des acteurs privés agréés, placés sous supervision de la Fed et tenus donc de détenir 100% de réserves liquides en USD ou en bons du Trésor, elle reconnaît néanmoins la légitimité des jetons numériques à parité fixe, tels que l'USDC, l'USDT, le DAI ou l'USDP. Au Maroc où, en dépit de l'interdiction, l'on compte près de 2 millions de détenteurs de bitcoins estimés en 2025 (soit plus de 5% de la population), les détenteurs de ces jetons adossés au billet vert bénéficient d'une marge de manœuvre nouvelle, qui leur permet d'effectuer des transactions quasi instantanées sans recourir aux circuits bancaires traditionnels. Pour une génération connectée qui tire déjà ses revenus du travail en ligne, du freelancing au e-commerce, ces instruments s'annoncent comme le prolongement naturel de la manière dont elle génère ses revenus. Mais ce qui vaut pour des particuliers ne s'applique pas aux entreprises exportatrices, soumises à la réglementation de change et aux formalités bancaires afférentes. «Pour l'heure, la question ne se pose toujours pas pour les exportateurs», confie Hakim Marrakchi, vice-président de l'Association marocaine des exportateurs (ASMEX), et ce, en raison du cadre en vigueur. Depuis 2017, les transactions en cryptomonnaies, y compris celles réalisées via des jetons numériques adossés ou non à une devise, sont proscrites au Maroc. L'Office des changes stipule que tout règlement en monnaie virtuelle constitue une violation des réglementations de change. En pratique, les paiements liés au commerce extérieur s'effectuent dans le giron bancaire et en devises – autorisées -, faute de quoi ils s'exposent aux sanctions du régulateur. Tant que ce cadre n'évolue pas, le «canal stablecoin» demeure hors de portée du segment des échanges B2B. Cela dit, la réactivité du système bancaire américain à la réglementation Genius ne s'est pas fait attendre. «Depuis quelques semaines, nous observons que les transferts en provenance des Etats-Unis se font presque instantanément», confie le vice-président de l'ASMEX. «À l'inverse, les transactions en provenance d'Europe demeurent lentes. Il faut parfois attendre trois voire cinq jours pour recevoir les fonds. Pour une entreprise exportatrice, ces délais pèsent sur la trésorerie», estime-t-il. Un décalage qui, sans remettre en cause la solidité du cadre bancaire, rappelle les bénéfices potentiels d'une circulation monétaire plus fluide qui passera, demain, par l'amélioration des infrastructures financières ou par de nouveaux instruments comme les stablecoins. Le régulateur contourné Pourtant, sur le terrain, les usages s'affranchissent déjà du cadre établi. «Une personne morale ou physique peut aujourd'hui réaliser des transactions en stablecoins en contournant le contrôle de l'Office des changes, et entretenir des relations commerciales à l'international sans passer par les circuits bancaires classiques. Ces opérations peuvent très bien ne jamais apparaître sur le radar du régulateur», met en garde Badr Bellaj, expert en blockchain. «Le risque, poursuit-il, est que ces utilisateurs court-circuitent l'Office des changes». En l'état actuel, aucun consensus international ne s'est encore imposé sur la reconnaissance de ces instruments numériques. Chaque juridiction avance selon ses priorités, guidée par des impératifs de prudence monétaire et/ou volonté d'innovation. Mais à en croire les spécialistes de la Fintech, ce mouvement semble irréversible. Les échanges électroniques continuent de gagner du terrain, tout comme les jetons adossés à des devises. «Les stablecoins s'imposeront peu à peu comme du cash numérique. Le véritable enjeu, c'est leur intégration aux systèmes de paiement ou bancaires locaux», analyse Badr Bellaj. D'ailleurs, ce verrou est en passe d'être levé. La réglementation internationale NLETR (New Legislative Framework for Electronic Transfers and Remittances), portée par le G20, le FMI et le FSB, ambitionne d'unifier le cadre applicable aux transferts électroniques transfrontaliers. Elle impose davantage de transparence, de traçabilité et une stricte conformité aux standards AML/CFT de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme. Formulées autrement, ces exigences prudentielles entendent intégrer les stablecoins au droit commun des paiements internationaux et, plus largement, replacer le Web3 dans le cadre du droit monétaire mondial. Fuite de capitaux Plus d'une décennie et demie après le lancement du bitcoin, cette avancée majeure dans l'univers des cryptomonnaies remet également en cause le monopole des banques sur les transferts de fonds de la diaspora. En 2024, les Marocains résidant à l'étranger ont envoyé 117,7 milliards de dirhams au Royaume — un record, en hausse de 2,1% par rapport à l'année précédente. Ces flux représentent désormais plus de 8% du PIB marocain et participent directement à l'équilibre extérieurs du Royaume. D'autant plus que, selon l'Observatoire du travail gouvernemental (OTRAGO), moins de 10% des fonds envoyés par la diaspora sont orientés vers des investissements productifs, tandis que la majeure partie finance des acquisitions immobilières ou est orientéee vers des transferts familiaux. Alors que l'usage des cryptomonnaies reste interdit, la montée en puissance des paiements numériques ravive le débat sur le rôle des banques dans la gestion des flux de la diaspora et, plus largement, sur la souveraineté financière des Etats. Le constat dépasse le seul périmètre national. Nouriel Roubini, professeur d'économie à l'université de New York et l'un des rares à avoir anticipé la crise de 2008, ne voit pas de rupture. Pour lui, les stablecoins ne seraient que «l'avatar numérique de la monnaie fiduciaire». Il assène que «l'argent est un bien trop public pour être laissé à des acteurs privés, anonymes et décentralisés» et qu'il demeurera ainsi – presque toujours – du ressort de l'Etat ! Le secteur bancaire mondial s'organise face à l'offensive des stablecoins Le stablecoin s'impose peu à peu dans la finance traditionnelle. Un consortium réunissant BNP Paribas, Santander, Deutsche Bank, Barclays, UBS, TD Bank et MUFG planche sur l'émission d'un stablecoin commun. Le projet, qui prévoit dans un premier temps une version adossée au dollar, avant d'éventuelles déclinaisons en euro ou en livre sterling, vise à conjuguer les atouts des actifs numériques avec le respect des règles prudentielles. Cette initiative doit permettre aux banques de s'appuyer sur une même infrastructure, évitant que chacune ne développe sa propre «blockchain» indépendante, et favorisant ainsi une adoption à grande échelle. Ce mouvement intervient alors que les régulateurs, en Europe comme aux Etats-Unis, mettent en place des cadres plus lisibles pour encadrer l'émission de stablecoins. En Europe, la réglementation MiCA, entrée en vigueur en décembre 2024, impose aux stablecoins adossés à une devise fiduciaire de disposer d'une réserve liquide équivalente à 1 pour 1. Aux Etats-Unis, le Genius Act assure une reconnaissance accrue, garantissant aux détenteurs un droit de rachat au pair et une supervision renforcée. Pour le secteur bancaire, l'enjeu ne réside plus tant dans la rupture technologique que dans la capacité à conserver la maîtrise d'un univers financier désormais façonné par l'évolution des paiements. Ayoub Ibnoulfassih / Les Inspirations ECO