La veille, durant la nuit, il pleuvait des trombes. Un orage venait de frapper cette région semi-désertique. Dans ma cellule, la numéro 19, il faisait même un peu froid pour une nuit d'été. Sombre comme celles des dix-huit années précédentes. Tout le monde avait relevé des petits changements dans les habitudes, naguère austères, des gardiens. On a commencé par nous distribuer des treillis, dont certains étaient entachés de sang. Puis, ce petit mieux dans notre ration quotidienne de nourriture. Ce n'était pas grand-chose, un petit morceau de viande avec des patates qui nageaient dans de la sauce. Mais on pressentait que quelque chose d'important allait se produire, même si personne n'était au courant de quoi que ce soit. Le bagne était partagé en deux camps. Ceux qui croyaient que l'on allait nous emmener droit au peloton d'exécution et les autres, dont je faisais partie, qui étaient fermement convaincus que l'heure de notre libération avait sonné. Le 15 août 1991, vers 21h, on a commencé à entendre un bruit inhabituel qui prenait de l'ampleur. Un moment après, le vrombissement des moteurs de camions militaires emplissait les couloirs. Un groupe de gendarmes, portant des bleus de travail, a fait irruption dans le bagne. L'heure de vérité approchait. J'étais dans un état d'agitation que je n'avais jamais connu auparavant. À un moment, j'ai entendu cliqueter des clefs. Quelques instants plus tard, on ouvrait la porte métallique de ma cellule de deux mètres sur trois . On nous a fait monter dans les camions. Dans le mien, j'avais comme voisins de fortune les frères Bourequat, Ahmed Marzouki et d'autres que je n'ai pas reconnus. Les camions se sont ébranlés sur une route cahoteuse. Menottes aux poignets et bandeaux sur les yeux, nous avons roulé toute la nuit, escortés par des motards. Au matin, j'ai vu pour la première fois, en dix-huit ans, la couleur du ciel. Le soleil était déjà levé quand on nous a fait entrer dans un hôpital. Nous ne savions pas dans quelle région il se situait, mais très vite j'ai reconnu certains détails de nos anciennes classes d'instruction de l'école militaire de Ahermoumou. Nous étions partis de là, 20 ans plus tôt, pour une mission secrète qui nous avait menés jusqu'au palais de Skhirat, et c'est dans ce même endroit que nous allions vivre nos premiers jours de “liberté”. Entre-temps, l'ancienne école avait été transformée en hôpital de circonstance. On nous a donc fait entrer dans des chambres individuelles. Assis sur un matelas au contact doux, j'ai complètement écarté l'hypothèse de l'exécution. A peine cette certitude acquise, on entre dans ma chambre avec un petit déjeuner copieux, vite avalé. Epuisé, je n'avais qu'une envie : dormir. C'est à ce moment-là que j'ai reçu la visite du colonel Bouchaïb Feddoul, que j'avais laissé à l'époque sous-officier. Il venait me dire que le roi m'avait gracié et m'intimer l'ordre de ne rien dire sur le bagne. Sinon… Propos recueillis par Tahar Abou El Farah