La protection sociale marocaine, déjà marquée par d'importantes lacunes, se trouve aujourd'hui sous la pression d'un marché du travail fragmenté et d'une démographie vieillissante. Les chiffres dévoilés par les autorités et les analyses des experts dressent un constat préoccupant : la faible continuité de l'activité salariée formelle fragilise non seulement les droits sociaux des travailleurs, mais aussi la viabilité des régimes de sécurité sociale. Un danger d'autant plus aigu que le pays se prépare à un vieillissement de sa population. Au Maroc, un salarié sur deux n'est déclaré que pour une période inférieure à six mois sur douze à la Caisse nationale de sécurité sociale (CNSS). Un parcours qui, en pratique, allonge de deux fois le temps nécessaire pour obtenir une pension de retraite par rapport à un salarié régulier. Les femmes, particulièrement touchées par cette discontinuité, ne sont que 15 % à être déclarées en continu sur l'année, contre 37 % pour les hommes. Tous secteurs confondus, seuls 49 % des actifs sont déclarés à la CNSS douze mois sur douze. Ces chiffres témoignent de l'impact de la saisonnalité et de la précarité sur les déclarations sociales. Le nombre de jours annuel moyen déclaré en 2016 pour les actifs agricoles s'élevait à 144 jours — 167 pour les hommes et seulement 110 pour les femmes —, bien en deçà des 217 jours en moyenne pour les actifs des autres secteurs. Cette précarité se retrouve aussi dans la polarisation des salaires : la moitié des assurés de la CNSS perçoivent moins de 2 800 dirhams par mois, et 40 % sont en dessous du SMIG. La structure même du tissu productif national pèse sur le financement des régimes sociaux. La majorité des entreprises marocaines affiliées à la CNSS (62 %) emploient moins de quatre salariés, et 86 % moins de dix. À l'autre extrémité du spectre, seules 1 % des entreprises déclarent plus de 200 salariés. Résultat : une masse salariale annuelle limitée — près de la moitié des entreprises déclarent moins de 50 000 dirhams — et un plafond de cotisation à la CNSS resté figé à 6 000 dirhams depuis 2002, alors même que les salaires les plus élevés tirent artificiellement la moyenne vers le haut. Lire aussi : Dialogue social : l'Inspection du travail au cœur d'une réforme stratégique Cette structure atomisée et ces bas salaires érodent la base de cotisation de la sécurité sociale, rendant son financement de plus en plus incertain. Le risque, pointé par le Conseil économique, social et environnemental (CESE), est clair : la protection sociale au Maroc pourrait être compromise à moyen terme si les déséquilibres de la couverture formelle ne sont pas corrigés. Vieillissement de la population, un défi supplémentaire La pression sur la protection sociale s'accroît alors que le Maroc entre dans une phase de vieillissement démographique. Selon le Haut-Commissariat au Plan (HCP), la population âgée de plus de 60 ans devrait doubler d'ici 2050. Ce vieillissement rapide, conjugué à la baisse de la fécondité — passée de plus de cinq enfants par femme dans les années 1980 à 2,4 aujourd'hui —, affaiblit les solidarités familiales traditionnelles. Dans un contexte où les jeunes générations migrent vers les villes ou l'étranger, les familles éclatées laissent de nombreux seniors seuls, sans soutien suffisant. Cette évolution met à nu la fragilité des dispositifs actuels de prise en charge et appelle un profond aggiornamento des politiques publiques. Plusieurs pays ont anticipé ces mutations. Le Japon, par exemple, a instauré dès 2000 un système national d'assurance soins de longue durée (LTCI), financé par un panachage de cotisations publiques et individuelles. Il offre un large éventail de services, de l'assistance à domicile aux centres de jour, permettant aux personnes âgées de demeurer chez elles le plus longtemps possible. La Suède a adopté une approche similaire, plaçant l'accent sur des services à domicile encadrés par les municipalités et financés par l'impôt. La Corée du Sud a même expérimenté des programmes de cohabitation intergénérationnelle : des étudiants universitaires bénéficient d'un loyer réduit en échange de compagnie et d'une aide aux tâches domestiques auprès de personnes âgées. Au Canada, des initiatives comparables sont menées avec des logements partagés et des centres communautaires qui favorisent les liens sociaux. Ces exemples montrent que la solidarité intergénérationnelle et l'investissement dans les métiers du soin constituent des leviers puissants pour répondre à la transition démographique.