Soixante-dix salariés marocains abandonnés sans recours par une société française de télévente, en plein Casablanca. Le cas Paul & José révèle les dérives silencieuses d'un secteur stratégique, trop souvent livré à lui-même, sur fond de montages fiscaux opaques et de responsabilités éclatées entre plusieurs pays. Lorsque les salariés de Paul & José sont arrivés sur leur lieu de travail, boulevard d'Anfa à Casablanca, ce lundi 12 mai, ils n'ont trouvé que des bureaux vides et des portes closes. Sans avertissement, sans explication, leur entreprise avait disparu. Le mobilier avait été évacué, les effets personnels balayés, et avec eux, une part de leur vie professionnelle. Ce matin-là, soixante-dix salariés du centre d'appel ont été brutalement jetés dans l'incertitude, victimes d'une fermeture éclair, révélatrice des failles béantes du secteur de l'outsourcing au Maroc. Fondée en 2010 par un entrepreneur français, Paul & José n'était pas une structure marginale. Elle employait, au Maroc et au Sénégal, plus de 150 personnes, et affichait des résultats financiers flatteurs jusqu'en 2023. Pourtant, en moins de trois mois, tout s'est effondré. Derrière cette débâcle se cache un enchevêtrement de manœuvres douteuses, de montages fiscaux, de failles juridiques et de silences institutionnels. Lire aussi: Plusieurs vols annulés jeudi à Paris et dans les aéroports du sud en raison d'une grève des contrôleurs aériens Le scénario est digne d'un roman noir. Avant de disparaître, la direction de l'entreprise avait offert un long pont du 8 mai à ses équipes, les encourageant à prendre quelques jours de repos. Ce geste en apparence bienveillant servait, selon plusieurs salariés, à masquer une opération de déménagement nocturne. « Tout avait été vidé pendant notre absence », confie Samia Rais, employée depuis 2018. « Même nos objets personnels ont été emportés ». À leur retour, il ne restait que des murs nus et une promesse trahie. Au-delà du choc psychologique, c'est une détresse matérielle qui s'installe. Pour la majorité, l'emploi chez Paul & José représentait leur unique source de revenu. « Certains travaillaient ici depuis plus de 15 ans », s'indigne une ancienne salariée. « Une collègue enceinte a perdu tout droit à son congé maternité. Nous sommes soixante-dix personnes dans la rue ». Derrière ces témoignages, c'est une réalité sociale brutale qui se dessine : celle d'un secteur où l'instabilité peut, en quelques heures, broyer des vies. Un écran fiscal à l'international En réalité, Paul & José n'était qu'une façade. Derrière ce nom, l'entité véritablement responsable se nomme Futur Digital, une société française basée au 696, rue Yves Kermen, à Boulogne-Billancourt (92100). Selon les témoignages recoupés, Paul & José n'était qu'une « antenne déguisée », destinée à contourner les fiscalités locales au Maroc et au Sénégal. En externalisant ses activités via une structure écran, la société mère semble avoir orchestré une double optimisation : réduire ses charges fiscales en France, tout en échappant aux obligations sociales dans ses filiales africaines. Ce schéma d'évitement s'accompagne d'une structure de gouvernance trouble. Si Stéphane Koubi est le fondateur et principal actionnaire, l'opérationnel, tant au Maroc qu'au Sénégal, était dirigé par Elvis Xavier, son associé. Ce dernier, officiellement en charge des deux antennes locales, aurait activement participé aux décisions menant à la fermeture clandestine des structures. Selon plusieurs ex-salariés, c'est ce duo qui aurait orchestré la manœuvre : liquidation des actifs, cession fictive, disparition des stocks, et évaporation des fonds. Pour maquiller la fermeture, Koubi a procédé à une vente symbolique de l'entité marocaine, deux mois avant sa disparition. En mars, il cédait ses parts pour 78 000 dirhams à Régis Etari, un Franco-Camerounais inconnu dans le secteur. Depuis, ce dernier n'a jamais été aperçu à Casablanca, ni contacté les salariés. L'Union marocaine du travail (UMT) dénonce une opération de « fraude sociale », qualifiant le repreneur de « fantoche » et la cession d'« écran juridique » visant à éviter le versement des indemnités. Les anciens employés, eux, ne se contentent plus de dénoncer. Vingt-quatre d'entre eux ont porté plainte contre Stéphane Koubi et Elvis Xavier, pour escroquerie, licenciement abusif, et entrave au droit du travail. Les chiffres avancés par Koubi, pour justifier la fermeture — un résultat net de seulement 35 000 dirhams en 2024 — sont vivement contestés. En 2023, la société affichait un bénéfice net de près de 145 millions de dirhams, pour un capital social inchangé. L'écart entre les deux exercices alimente de sérieux soupçons de maquillage comptable et de dissimulation d'actifs. Un front de protestation transnational À Dakar, les tensions montent également. Le 21 mai, un sit-in a été organisé dans la capitale sénégalaise par les salariés de la filiale locale, rejoints par d'anciens collègues marocains rapatriés après la fermeture, ainsi que par un député de la diaspora sénégalaise, mobilisé pour faire éclater la vérité sur ce dossier. Ce rassemblement a donné une portée transnationale au conflit. Les travailleurs dénoncent un système d'exploitation coordonné entre plusieurs niveaux, qui ne laisse aucun espace au droit social. La colère s'est également invitée dans les couloirs du pouvoir à Dakar. Des élus du parti Pastef, désormais majoritaire à l'Assemblée, ont menacé d'interdire le séjour au Sénégal à toute personne impliquée dans ce qu'ils qualifient de « pratiques antisociales inacceptables ». Au Maroc, les recours des salariés se heurtent à une architecture juridique inadaptée. Le ministère de l'Emploi et de l'Insertion professionnelle a simplement conseillé aux victimes de « saisir la justice », sans autre accompagnement. Mais que peut la justice face à une société vidée de ses actifs et dont les dirigeants sont repartis en France ? « C'est une faillite organisée, juridiquement indolore », explique un avocat du barreau de Casablanca, cité par d'autres sources. « Les salariés sont pris au piège d'un système qui protège le capital mobile, mais pas le travail ». L'absence de garde-fous est d'autant plus inquiétante que le secteur de l'offshoring représente un pilier du modèle de croissance marocain. Avec plus de 120 000 emplois directs et une contribution croissante à la balance des services, il attire chaque année de nouveaux investisseurs. Mais cette croissance repose sur une base fragile, où la protection des salariés reste accessoire. Une réforme plus que jamais nécessaire Pour éviter que d'autres affaires similaires n'éclatent, plusieurs syndicats proposent une mesure simple : l'instauration d'une caution obligatoire, déposée auprès de Bank Al-Maghrib, par toute société étrangère opérant dans les centres d'appel. Ce fonds servirait à garantir les indemnités des salariés en cas de défaillance. Une solution peu coûteuse pour l'Etat, mais qui se heurte à la réticence des acteurs institutionnels, soucieux de préserver l'attrait du Maroc auprès des investisseurs étrangers. Pour les ex-employés de Paul & José, le combat continue. Ils réclament justice, réparation, et reconnaissance. Mais leur cause dépasse leur propre cas : elle incarne le besoin urgent de repenser la gouvernance du secteur des services externalisés. Le silence des autorités marocaines face à un scandale d'une telle ampleur risque d'entamer la crédibilité du pays sur la scène économique internationale.