Grèves, revendications, inquiétude, autant d'éléments qui ont caractérisé le système éducatif marocain en 2023. La question que peut se poser l'opinion publique est de savoir si ces revendications ont été fondées. Certes, elles l'ont été, dans un contexte d'inflation et de baisse du pouvoir d'achat. Mais cela justifie-t-il les grèves successives qui ont lieu pendant plusieurs mois ? La réponse est évidemment non. Mon analyse n'a pas pour vocation de remettre en cause ces revendications, mais de mettre l'accent sur le devenir de l'élève marocain, le « fils du peuple« , comme les Marocains ont coutume de le dire. Cet élève, en l'occurrence, ne pouvait être épargné par ces discussions et n'avait-il pas le « simple » droit d'être scolarisé dans une école publique marocaine, de manière continue, stable et digne ? Il est évident que les grèves d'enseignants affectent l'éducation des élèves par la perte effective de temps d'apprentissage. Ce premier mécanisme est le plus évident et le plus naturel. Cependant, le péril associé aux grèves et les conséquences qu'elles peuvent engendrer dépassent ce premier niveau. Dans le contexte marocain, les grèves sont certes motivées par les préoccupations des enseignants concernant leurs conditions de travail. Mais au-delà de ces considérations, la question des salaires est souvent revenue au cours des échanges, indiquant qu'elle est, si je puis dire, la cheville ouvrière de ces mouvements. C'est ainsi qu'au cours du mois de décembre 2023, une augmentation de salaire a été convenue entre les syndicats et le premier ministre pour tous les fonctionnaires du secteur de l'éducation. Tout le monde se réjouit évidemment de cette décision, mais à quel prix ? Comme je l'ai évoqué plus tôt, le premier à en faire les frais est l'élève marocain. Bien sûr, certains diront que les enseignants n'ont pas perçu de rémunération pendant les périodes de grève, et c'est un point qui est à prendre en compte. Pourtant, par souci de simplicité, j'utiliserai le terme choix – souvent difficile, souvent contraint, mais un choix tout de même. Faire grève est un choix, évidemment motivé (chacun a ses raisons !), mais ne pas avoir d'enseignant pendant les heures de cours n'est plus un choix, c'est une contrainte. Je laisse donc au lecteur le soin de décider si le prix à payer est un choix ou une contrainte. Quoi qu'il en soit, le contexte marocain en matière d'éducation n'est pas le plus favorable actuellement, et l'investissement des enseignants s'avère plus nécessaire qu'on ne le pensait. Le dernier rapport de l'enquête PISA (2022) est alarmant. Une baisse du niveau académique, c'est le moins qu'on puisse dire. Le Maroc fait partie des pays les moins performants. Grave ou pas, je laisse une fois de plus le lecteur libre d'en juger. Lire aussi : Privé éducatif : Vers une intégration renforcée des publics vulnérables Quand la grève creuse les inégalités éducatives Un autre point préoccupant est celui des inégalités en matière d'éducation entre le secteur privé et le secteur public. Les grèves évoquées plus haut ne concernaient que le secteur public. Les étudiants du secteur privé ont manifestement été épargnés. Une vidéo qui circulait sur les réseaux sociaux montrait des élèves du secteur public manifestant devant des écoles privées. Est-ce une coïncidence que cela se produise au moment où les élèves des écoles publiques font face à des grèves ? La réponse est non. Cela reflète simplement le sentiment de privation que les élèves des écoles primaires et secondaires ne doivent pas ressentir à leur âge. Au premier abord, on pourrait penser que les inégalités relèvent d'une dichotomie secteur privé/secteur public. Mais le risque est plus profond, car il pourrait conduire à des inégalités même entre les élèves du secteur public. Les parents qui en ont les moyens et la capacité financière peuvent toujours assurer la continuité de l'éducation de leurs enfants pendant les grèves. Cela dit, inégalités des chances, inégalités d'opportunités, inégalités tout court : faut-il accroître les inégalités dans un tissu économique et sociétal à la base inégalitaire ? Un autre élément, peu évoqué dans le débat public, mais pourtant de toute première importance, est celui de l'allocation des ressources. Le raisonnement le plus naïf serait de considérer que l'augmentation des salaires n'aura pas d'effet sur les autres ressources financières indispensables au fonctionnement des écoles. Dans un contexte où les ressources sont très limitées, je crains que cette mesure salariale conduise à une réallocation des ressources pouvant se solder par une baisse de la qualité de l'enseignement. Capital humain : Le véritable levier du progrès national Si je me réfère à ma formation, l'une des premières choses que nous avons apprises, c'est que le capital humain est essentiel à la croissance économique et à la réalisation du progrès économique. Au-delà, le capital humain est nécessaire à la cohésion sociale. Les conséquences des grèves ne se feront pas sentir entièrement à court terme. Posons-nous à nouveau cette question dans quelques années, et nous en tirerons la conclusion. Personne n'ignore la dimension matérielle et les conditions de travail de toute profession. Le métier d'enseignant reste avant tout une passion, une raison d'être bien au-delà des considérations purement financières. Comme le disait François Mitterrand, « être enseignant n'est pas un choix de carrière, c'est un choix de vie« . Cette tribune n'a pas pour but de susciter des causes ou des préjudices envers quiconque. Ce qui nous importe, c'est l'élève marocain. Bien entendu, je ne prétends pas que tout est rose pour les enseignants. La terre n'est pas verdoyante. Les conditions ne sont certainement pas les plus favorables et une discussion sereine a été, est et continuera d'être indispensable. Mon plaidoyer met l'accent sur l'effort collectif que toutes les parties prenantes sont appelées à faire pour atténuer les inégalités et améliorer la productivité, et croyez-moi, cela ne peut se concrétiser sans des personnes qualifiées. Ces personnes, ce sont justement les élèves marocains des écoles primaires et secondaires. Ils sont l'avenir. Construisons-le. (*)Par Oussama Ben Atta Maître de Conférences, Enseignant-Chercheur — Université de Lyon, Université Jean Monnet, GATE.