La maîtrise de l'IA redéfinit les rapports de force économiques, militaires et diplomatiques. Entre accélération technologique et clivages géopolitiques, la domination ne passe plus seulement par les armes ou les capitaux, mais par le contrôle des architectures algorithmiques. Pour l'Afrique, ses choix industriels, économiques et sécuritaires risquent encore d'être dictés par d'autres. L'essor de l'intelligence artificielle dépasse le champ technique. Derrière la promesse d'innovation, elle s'affirme comme un instrument stratégique, capable de remodeler la hiérarchie mondiale. Les Etats qui en contrôleront les technologies n'imposeront pas seulement leur rythme d'innovation : ils fixeront les normes qui régiront l'accès aux marchés, la sécurité et, plus largement, la souveraineté. Le McKinsey Global Institute estime que l'IA pourrait générer jusqu'à 13 000 milliards de dollars de valeur économique d'ici 2030, soit 16 % du PIB mondial actuel. Les perspectives sont inégalement réparties : selon PwC, la Chine pourrait capter près de 7 000 milliards de dollars de gains, contre 1 300 milliards pour l'Amérique du Nord et moins de 500 milliards pour l'ensemble de l'Afrique et de l'Amérique latine combinées. Ce déséquilibre annonce un clivage structurel où seuls les pays disposant d'infrastructures numériques robustes, de capacités de calcul avancées et d'un capital humain hautement qualifié pourront espérer jouer un rôle central. Les entreprises ne se tournent pas vers l'IA uniquement par vision stratégique, mais aussi pour ses effets rapides sur la rentabilité. D'après la dernière enquête McKinsey State of AI 2025, 42 % des entreprises ayant intégré des solutions d'IA constatent une réduction significative de leurs coûts, tandis que 59 % rapportent une augmentation de leurs revenus. Les géants américains (Microsoft, Google, OpenAI) et chinois (Baidu, Alibaba, Tencent) dominent à la fois l'accès aux données et la définition des standards techniques, verrouillant leur avance sur les marchés mondiaux. Lire aussi : La Chine entend créer une organisation mondiale pour la gouvernance de l'IA Cette concentration soulève un risque de dépendance pour les économies qui ne développent pas leurs propres écosystèmes technologiques : l'innovation et la réglementation se trouvent façonnées par un nombre restreint d'acteurs, majoritairement situés aux Etats-Unis et en Chine. La militarisation des algorithmes L'IA n'est pas seulement un moteur économique ; elle devient un multiplicateur de puissance militaire. Le Pentagone a développé, via le Project Maven, des systèmes capables d'identifier jusqu'à 80 cibles par heure, contre 30 pour des analystes humains, tout en réduisant la taille des équipes de 2 000 à 20 opérateurs. Ces outils, intégrés dans la « kill chain » – la chaîne décisionnelle des frappes –, accélèrent l'exécution des opérations et réduisent l'intervention humaine directe, posant des questions éthiques majeures. En Chine, les investissements dans les armes létales à autonomie décisionnelle (LAWS) et les systèmes autonomes témoignent d'une volonté claire de contrebalancer la suprématie technologique américaine. Selon le SIPRI, Pékin consacre désormais plus de 2 % de son budget de défense à la recherche en IA militaire, soit plusieurs milliards de dollars par an. Le Global Center on AI identifie trois freins majeurs au développement autonome de l'IA en Afrique : une infrastructure numérique insuffisante, une dépendance accrue aux solutions importées et un risque de dérives sécuritaires liées aux technologies de surveillance. Actuellement, moins de 1 % des investissements mondiaux en IA sont dirigés vers le continent, alors qu'il représente près de 18 % de la population mondiale. La Banque africaine de développement estime qu'un effort massif de formation – plus de 10 millions de professionnels du numérique à qualifier d'ici 2030 – sera nécessaire pour combler le déficit de compétences. Faute de cet investissement, nombre de pays resteront de simples marchés consommateurs, dépendants de technologies conçues et hébergées ailleurs, sans contrôle sur l'usage des données collectées. Parce qu'elle conjugue vitesse d'apprentissage, puissance de calcul et adaptabilité, l'IA crée des écarts de performance susceptibles de se transformer en avantages structurels difficiles à rattraper. Le World Economic Forum estime que 63 % des emplois mondiaux seront directement ou indirectement impactés par l'IA d'ici 2030, accentuant les fractures entre économies leaders et suiveuses. Pour l'Afrique, l'urgence est stratégique : développer un écosystème souverain comprenant centres de recherche, politiques strictes de protection des données et partenariats équilibrés avec les grandes puissances technologiques. À défaut, le continent risque de voir ses choix industriels, économiques et sécuritaires dictés par d'autres.