Le feuilleton comme procédé Ce procédé, digne des dramaturges en mal d'audience, n'a rien à voir avec la noblesse du métier journalistique. Qu'un quotidien naguère respecté s'abaisse ainsi à feuilletonner l'histoire d'un souverain, à découper la réalité en six épisodes destinés à tenir en haleine ses lecteurs, voilà qui confine à la caricature. L'information cède la place à la scénarisation, la vérité au récit fabriqué, l'équilibre à l'intention maligne. L'on ne cherche plus à comprendre ; l'on s'emploie à séduire par l'excès et à troubler par l'insinuation. C'est là le péché premier : préférer le théâtre des ombres à la lumière des faits. Deux images pour un règne Car enfin, que contient ce premier « chapitre » ? Deux images posées comme en miroir. Le 7 juin, le Roi à Tétouan, accomplissant le rituel de la prière de l'Aïd el-Adha, dans une posture solennelle et recueillie. Quelques jours plus tard, le même souverain, sur un jet-ski à Cabo Negro, saluant les citoyens depuis le large. Entre ces deux clichés, Le Monde bâtit un récit : tantôt sérieux et spirituel, tantôt détendu et proche de ses sujets. Voilà donc la profondeur de l'analyse ! Voilà la matière de cette soi-disant enquête ! Deux photos, quelques anecdotes, et beaucoup de sous-entendus. Or, réduire vingt-six années d'un règne à ces images flottantes, c'est insulter l'intelligence et mépriser la vérité. Où sont les réformes sociales ? Où sont les infrastructures colossales, de Tanger Med aux autoroutes ? Où sont les avancées diplomatiques, les partenariats stratégiques, la stabilité jalousée d'un royaume entouré de tumultes ? Silence. Le Monde préfère le ragot, le clin d'œil malveillant, l'anecdote croustillante. Là où le journalisme digne de ce nom interrogerait les politiques publiques, mesurerait les transformations, confronterait les défis, ce feuilleton ne retient que la rumeur et la mise en scène. LIRE AUSSI : L'ANME dénonce une dérive journalistique du journal Le Monde La tentation diffamatoire Pire encore, il verse dans ce que le droit nomme diffamation. À mots couverts, mais de manière insistante, le texte insinue que le roi se désintéresse du pouvoir, qu'il délègue par lassitude, qu'il se réfugie dans des amitiés tapageuses. Il convoque, sans preuve décisive, les noms des frères Azaitar, déjà mille fois utilisés comme repoussoirs commodes, et présente leur proximité comme une menace pour l'Etat. Qu'un journal de boulevard s'y essaie, passe encore. Mais qu'un quotidien qui se dit « de référence » se prête à de telles insinuations, voilà qui confine au manquement grave à la déontologie. La déontologie trahie La déontologie, justement, parlons-en. Qu'est-ce qu'un journaliste digne de ce nom ? C'est un témoin, un enquêteur, un veilleur. Ce n'est pas un romancier en mal de feuilleton. Ce n'est pas un faiseur d'histoires cherchant à vendre son papier comme on vendrait une série en six épisodes. Ce n'est pas un manipulateur qui juxtapose des demi-vérités pour en tirer une fiction. En choisissant ce registre, Le Monde trahit sa mission. Il n'informe plus, il fabrique. Il n'éclaire plus, il obscurcit. Il ne cherche plus à rendre compte, mais à troubler. Il y a, dans ce procédé, une mauvaise foi éclatante. Comme si le Maroc, face à ses défis — sécheresse, chômage des jeunes, fractures sociales — avait besoin de ce poison supplémentaire : celui du soupçon jeté sur la continuité de son pouvoir. Comme si l'on voulait attiser les inquiétudes, nourrir les doutes, semer l'idée d'un vide au sommet. Mais le vide, Messieurs du Monde, n'est pas à Rabat. Il est dans vos colonnes, là où les faits manquent et où prospère l'insinuation. Le Monde, un journal aux casseroles bien sonores Qu'un journal se pique de juger un règne n'étonne guère ; qu'il oublie ses propres fautes étonne davantage. Car enfin, qui est donc ce Monde qui s'érige en censeur ? N'est-ce pas ce même quotidien qui, durant les années 1970 et 1980, fut accusé de collusions avec certaines sphères politiques françaises, perdant l'indépendance qu'il brandissait en étendard ? N'est-ce pas ce même Monde qui, en 2010, sombra dans une crise interne retentissante, miné par les querelles d'actionnaires et la perte de son autonomie, lorsque Xavier Niel, Matthieu Pigasse et Pierre Bergé prirent le contrôle de son capital, suscitant l'indignation des rédactions ? N'est-ce pas ce journal qui, à plusieurs reprises, diffusa des enquêtes aussitôt démenties, notamment en Afrique et au Moyen-Orient, où ses « scoops » se révélèrent n'être que des fuites instrumentalisées par des services intéressés ? N'est-ce pas ce même Monde que d'aucuns accusèrent d'être devenu le porte-voix de certaines officines, relayant plus volontiers les confidences des chancelleries que la voix des peuples ? Et qu'on se souvienne aussi de ses propres scandales judiciaires : condamnations pour diffamation, rectificatifs imposés par les tribunaux, excuses forcées. Ainsi donc, le journal qui ose parler de dignité et de transparence traîne lui-même derrière lui un chapelet de fautes, d'ombres et de compromissions. Qu'on ne se méprenne pas : nul média n'est exempt d'erreur. Mais le Monde, en s'érigeant en procureur universel, devrait se souvenir de ses propres errements. Qu'il balaie devant sa porte avant de prétendre balayer devant le palais d'autrui. Qu'il se souvienne qu'on ne jette pas la première pierre quand on traîne soi-même des casseroles si bruyantes. La continuité d'un royaume Car Mohammed VI est là. Qu'on le veuille ou non, il gouverne. Qu'on le déplore ou qu'on l'applaudisse, il règne. Les communiqués officiels en témoignent ; les décisions économiques et diplomatiques le confirment. Oui, il est parfois absent, oui, il se ménage, comme tout homme après deux décennies et demie de règne. Mais qui oserait dire que la monarchie est vacante ? Qui oserait prétendre que le Maroc est livré à l'errance ? Ceux qui le disent ne cherchent pas à informer, mais à miner. La monarchie marocaine n'est pas un décor fragile que l'on démonte à coup de titres sensationnalistes. Elle est une dynastie de plus de trois siècles, une institution enracinée, une colonne vertébrale nationale. L'héritier est là, Moulay El Hassan, dont la préparation suit le cours voulu. La famille royale assume ses charges, partage les missions, assure la continuité. Qu'y a-t-il là de si étonnant ? Qu'y a-t-il là de si scandaleux ? Rien, sinon aux yeux de ceux qui veulent voir dans chaque absence une abdication et dans chaque délégation un effondrement. Le poison du spectacle Voilà donc le cœur du problème : Le Monde ne cherche pas à comprendre le Maroc, mais à lui plaquer un récit de convenance. Il ne cherche pas à rendre compte de la complexité d'un règne, mais à le simplifier en clichés. Il ne cherche pas à éclairer ses lecteurs, mais à les divertir par un « binge-reading » royal, comme on binge-watcherait une série médiocre. C'est indigne. C'est insultant. Et c'est dangereux. Dangereux, car à force de répéter que le roi est absent, on finit par créer un climat de suspicion qui nourrit toutes les polarisations. Dangereux, car à force de mettre en avant les « amis encombrants », on occulte les véritables défis d'un pays. Dangereux, car à force de feuilletonner, on abaisse un sujet sérieux au rang de divertissement. Flèche finale Le Maroc mérite mieux que cette caricature. Le Maroc mérite qu'on parle de son combat contre la désertification, de ses investissements dans les énergies renouvelables, de son rôle diplomatique en Afrique et au Moyen-Orient. Le Maroc mérite qu'on reconnaisse ses difficultés, certes, mais aussi ses réussites. Le Maroc mérite une presse qui informe, non une presse qui se déchaîne. Alors, qu'on me permette, en robe diplomatique, d'envoyer cette flèche empoisonnée : Le Monde a failli. Il a trahi l'exigence d'exactitude. Il a méprisé l'équilibre. Il a versé dans la diffamation. Il a confondu reportage et roman, vérité et fiction, dignité et mise en scène. Et ce faisant, il s'est discrédité. L'histoire jugera. L'histoire retiendra que, dans un moment crucial, ce journal préféra l'effet au fait, le spectacle à la vérité. Mais l'histoire retiendra aussi que la monarchie marocaine, loin d'être une énigme, est une continuité. Que Mohammed VI, loin d'être un absent, est un souverain qui règne encore. Et que le Maroc, loin d'être un décor de feuilleton, est une nation debout, une dynastie vivante, un royaume qui traverse le temps.