Ce n'est pas la liberté d'expression que je conteste, ni le droit du Monde de scruter le Maroc. Ce que je mets en cause, c'est la qualité d'un journal autrefois exemplaire et qui, depuis des années, semble avoir renoncé à l'exigence intellectuelle qui fit sa grandeur. Le problème n'est pas qu'un article critique soit publié. Le problème est qu'il le soit avec une telle légèreté d'analyse et une telle complaisance dans le cliché que je me demande ce qu'est devenu le quotidien de référence. Bernard-Henri Lévy l'avait relevé il y a déjà des dizaines d'années : « Le Monde avait rompu avec son héritage et s'était abandonné à une écriture emphatique, volontiers conspirationniste, transformant chaque détail en pièce à conviction dans des procès intellectuels préfabriqués. » BHL dénonçait aussi cette tentation d'ériger les journalistes en procureurs et en arbitres des vérités, oubliant que la presse n'est pas faite pour "changer la France", mais pour informer et éclairer. Ces critiques, je les retrouve intactes aujourd'hui. L'article du 24 août sur une supposée "atmosphère de fin de règne" au Maroc illustre ce penchant : dramatisation gratuite, formules toutes faites, mise en récit plus proche du roman-feuilleton que de l'enquête rigoureuse. Ce que ce type d'approche occulte, c'est la singularité profonde du Maroc : un pays à la fois jeune et ancien, moderne et enraciné, une nation vivante et complexe qui ne se laisse pas réduire à des grilles d'analyse importées. En novembre 2005, j'avais publié dans Le Monde unetribune où j'écrivais que le Maroc est un "jeune pays vieux de treize siècles". Deux décennies plus tard, ce constat reste vrai. Le Maroc, c'est la monarchie ; et la monarchie, c'est le Maroc. Ceux qui n'arrivent pas à comprendre ce lien organique, cette relation fusionnelle entre le Roi et son peuple, passent à côté de l'essence même de notre identité nationale. Je le redis avec force : la monarchie n'est ni un archaïsme ni un décor institutionnel. Elle est l'ossature de la nation, sa continuité, son ciment. Elle conjugue tradition et modernité, enracinement et avenir. Réduire cette réalité à un récit de "fin de règne", c'est commettre une double faute : une faute de compréhension et une faute de respect. Compréhension, car on ne peut rien saisir du Maroc si l'on ignore la centralité de la monarchie. Respect, car on ne peut sérieusement analyser un peuple en niant ce qui fonde son imaginaire collectif et sa cohésion. Je ne nie pas que le Maroc ait ses défis, ses contradictions, ses faiblesses. Mais les comprendre exige rigueur, nuance et profondeur. Autant de qualités qui furent longtemps celles du Monde et qui semblent s'être dissipées dans la facilité des clichés. La critique journalistique est légitime, et même nécessaire. Mais elle doit être fondée, étayée, proportionnée. Lorsqu'elle devient approximation, elle cesse d'éclairer et se réduit à une posture. La vraie question n'est donc pas de savoir si Le Monde a le droit d'écrire sur le Maroc. Bien sûr qu'il l'a. La question est de savoir s'il en est encore capable. Capable de parler avec la hauteur et l'intelligence qui furent jadis sa marque. Capable d'offrir au lecteur autre chose qu'un récit convenu et paresseux. Le Maroc n'a pas changé dans son essence : jeune et vieux à la fois, moderne et enraciné, il demeure inséparable de sa monarchie. Ceux qui refusent de le voir ne font que projeter leurs fantasmes. Voilà le véritable drame, et c'est peut-être la seule "fin de règne" que je reconnais : celle du grand Monde d'autrefois, celui qui savait comprendre avant de juger.