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Nouvelle : Les yeux de Rabiâa
«Tes yeux sont si profonds que j'y perds
Publié dans Albayane le 05 - 02 - 2013


la mémoire», Louis Aragon
Accoudé au comptoir, je la regarde juste en face de moi, de l'autre côté du comptoir qui semble la protéger des soulards, comme une sorte de frontière entre leur monde et son univers. Visage austère, impassible, froid.
Elle regarde à travers toi comme si tu étais transparent, comme si tu n'existais pas. Il te suffit de faire un petit geste du doigt sans même parler et elle vient poser ta bière devant toi, la décapsule d'une manière forte et précise et pose le bouchon dans un verre en face de toi pour savoir exactement combien de bouteilles tu as bues et ne pas se tromper dans les comptes... Elle ne porte aucune attention aux soulards qu'elle sert et semble ne pas entendre leurs bobards. Il sont miséreux, crasseux et minables, accoudés au zinc de leur aigreur et de leur langueur; le zinc de leur amertume et de leur noirceur... Comme un automate, elle se déplace du réfrigérateur au comptoir, du comptoir à la caisse, de la caisse à l'arrière-boutique où elle met les bouteilles vides dans des caisses.
Elle fait ces gestes d'une manière répétitive, précise, machinale et rapide. On dirait qu'elle les fait toute sa vie, qu'elle est programmée à les faire chaque soir et condamnée à les répéter à perpétuité. Dès que les ivrognes lui donnent un petit moment de répit, elle va s'asseoir sur sa chaise près de la caisse qu'elle ne quitte pas des yeux. Elle fume sa cigarette en sirotant son café noir comme son sort. Elle ne s'intéresse à personne, nous snobant majestueusement; on dirait une ménagère chez elle, vaquant seule à ses occupations quotidiennes! ... Je comprends qu'il s'agit d'un rituel avec lequel tout le monde est d'accord et que personne ne conteste : on lui fait signe, elle apporte la bouteille de bière pleine, l'ouvre, enlève la bouteille vide et retourne à sa place... Quand un client veut partir, elle fait le compte, prend l'argent, le met à la caisse et rend la monnaie. Si le client lui donne un pourboire, elle met les pièces de monnaie dans la poche de son tablier et étire à peine ses commissures en guise de sourire. S'il ne lui donne rien, elle ne laisse rien apparaître sur son visage, masque impassible, austère et froid. Je la fixe intensément, étudiant son anatomie. Elle remarque mon manège qu'elle n'a pas l'air d'apprécier mais ne montre aucun signe d'aversion à mon égard en défiant mon regard, majestueuse dans son indifférence de marbre. J'arbore un sourire fraternel, galant, amical et rassurant qui ne semble guère l'impressionner. Elle continue son travail comme si je n'existais pas.
Elle est vêtue d'un tricot beige à col relevé, car il fait terriblement froid en cette fin de janvier 2013, et d'un pantalon noir. Elle porte un tablier de cuisine rose. Elle a une coupe à la Mireille Mathieu peinte en jaune qui lui donne un air bizarre. Son rouge à lèvres trop rouge et ses joues outrageusement saupoudrées de fard à joues lui donnent un air de poupée!... En la regardant, une blague bien de chez nous me vient soudainement à l'esprit et je souris, n'osant pas rire de peur d'éveiller ses soupçons. La blague dit: un homme vient chaque soir à un bar, s'accoude au comptoir et boit en silence tout en fixant la barmaid laide bien dans les yeux sans jamais rien lui dire... Après, il paie et sort. Cela dure quelques jours. La serveuse croit qu'elle lui plaît et qu'il est amoureux d'elle. Un soir, elle lui demande pourquoi il ne la quitte jamais des yeux tous les soirs sans oser lui adresser la parole et lui demande aussi s'il est timide. L'homme lui répond: «Non, je ne suis pas du tout timide. Je te regarde et je bois. Et dès que tu commences à me paraître belle et attirante, je sais que je suis ivre et qu'il est temps de renter chez moi!»
Je la regarde. Elle n'est pas laide ni hideuse - mais elle est distante - ni avenante, ni accueillante. Elle ne sourit pas. Elle ne sait plus sourire. Elle est lasse et amère. Cela est sûr; cette femme a souffert... Comme j'aimerais connaître sa vie, son passé et savoir les raisons qui l'ont poussée à en arriver là: barmaid dans un bar populaire sordide, crasseux, sale, immonde et infâme. Que fait cette femme d'un certain âge au milieu de ces mâles en rut qui boivent pour la voir plus jeune et plus belle? Plus ils boivent, plus elle rajeunit et embellit à leurs yeux et ils commencent à fantasmer et à avoir des visions sensuelles et concupiscentes, et la violent dans leur tête.
Pauvres frustrés! Sale vie!
Je prends un stylo et lui demande une feuille de papier. Elle me dit d'un ton sec: «J'ai l'air d'une libraire? Ici, c'est un bar où on vient pour boire! Si tu veux des feuilles de papier, va à une papeterie!»... Un vieil avorton à mes côtés se met à japper comme un chiot prenant sûrement son aboiement pour un rire humain!... Je commence à me demander ce que je fous dans ce bar sordide et mal famé, fréquenté par des loques humaines. J'ignore l'ivrogne et dit à la serveuse: «Je vous demande pardon si je vous ai offensée par ma demande, Lalla (madame, en arabe dialectal). Je veux seulement écrire quelque chose de peur de l'oublier.» Elle semble touchée et émue par ce terme «Lalla». Je crois que ces brutes qu'elle sert chaque soir que Dieu fait, ne l'ont jamais appelée «Lalla»... Elle devient comme par enchantement plus avenante, rassurée de savoir que je ne fais pas partie de cette racaille qu'elle côtoie chaque soir au bar. Elle commence à me regarder différemment, d'un air plus sympathique. Cela me rassure aussi et me met à l'aise. Elle me dit: «Attends, je vais voir si je trouve un bout de papier quelque part!»... Elle revient avec une feuille blanche enlevée d'un agenda, me la remet en me demandant si cela fera l'affaire. Je réponds que cela me convient parfaitement et lui dis en souriant: «Merci, Lalla!»... Je me mets à écrire, elle va servir... Un moment plus tard, remarquant sûrement que je l'observais en écrivant, elle doute de quelque chose.
Je lui lance un sourire rassurant. Elle n'est pas dupe, la bonne femme! Elle en a vu des vertes et des pas mûres, c'est sûr! J'arrête d'écrire et continue à lui sourire. Elle sait qu'on est en démocratie et qu'elle n'a pas le droit de m'interdire d'écrire dans son bar même si cela ne lui fait pas plaisir. Elle le sait et ne peut rien faire.
Je sais que cela n'est pas dans ses habitudes de voir un homme écrire dans un endroit pareil où les autres viennent chercher l'ivresse, la beuverie et l'oubli, et non l'inspiration! Elle me prend sûrement pour un fou ou pour un extraterrestre. Pour la berner, je lui dis que je suis poète et que j'écris un poème d'amour. Incrédule, elle me dit: «A ton âge, tu crois encore à l'amour, toi ? Ne me fais pas croire que tu peux encore aimer à ton âge ?
- Mais je suis encore jeune et beau!
- Et moi, je suis la reine d'Angleterre! Tu t'es vu dans un miroir, mon pauvre ami ? Tu n'as pas vu tes cheveux gris ?
- Parce que je commence à avoir les cheveux blancs, je n'ai plus le droit d'aimer et d'être aimé ? L'amour n'a pas d'âge, Lalla!
- Avec tout mon respect, je crois que tu te paies ma tête. Tu n'écris pas un poème d'amour, tu écris autre chose... Et tu sais très bien qu'avec l'âge, on n'aime plus !
- Mon Dieu! Quel scepticisme et quel pessimisme!
- Le pessimisme n'a rien à voir ici. C'est la réalité toute nue et tu le sais mieux que moi puisque tu te dis poète. Ne me prends pas pour une conne et respecte mon intelligence, s'il te plait! La vie m'a appris des choses que tu n'as jamais lues dans tes livres et que tu ne peux même pas imaginer, beau gosse!... Pourquoi, à ton avis, tous ces pauvres bougres viennent-ils ici se souler la gueule jusqu'à la nausée? S'ils aimaient et s'ils étaient aimés, comme tu le prétends, ils ne viendraient pas chercher l'oubli dans ce bar pourri. Ils seraient restés chez eux, heureux! Et toi, honorable citoyen, instruit et conscient, qu'est ce que tu fous là? Que cherches-tu? Ou plutôt, que fuis-tu? Tes chagrins d'amour, ton passé blessé, tes déboires et tes désespoirs, tes échecs et tes remords, tes soucis et ta monotonie, tes rêves avortés, tes désillusions et tes cauchemars? Quoi au juste?
Réponds si tu as des couilles de bronze!
- Je n'ai ni les testicules de bronze ni ceux de Ântar , mais je te répondrai quand même: je suis là parce que j'ai le cafard ce soir et je viens l'écraser au bar!... Tu as raison, madame : avec le temps, on n'aime plus, comme a dit Léo Ferré.
- Léo qui?
- Un poète maudit! Laisse tomber et apporte-moi une bière bien fraîche, s'il te plait!
- Puisque tu le demandes gentiment, avec plaisir, monsieur!
- Merci, madame!»
Et à ce moment précis, elle me sourit et son sourire me fait chaud au cœur. Je sais qu'elle est sincère... Elle m'apporte ma bière. J'ose lui demander: «Qu'est ce que tu fous dans ce bar insalubre?
- Je travaille, mon frère... Je travaille!
- Mais...
- Tu crois que ça me plaît de servir ces misérables aussi égarés et aussi désespérés que moi? Tu crois que je fais ce métier par vocation? J'ai des bouches à nourrir moi aussi, cher ami. Plus que ça; je suis grand-mère. Tu veux que je laisse ma fille et mes petits-fils mourir de faim et crever dans la misère ? Je dois apporter de l'argent même du ventre de l'hyène!
-Oui, je comprends, je comprends parfaitement, madame!
-Quelle galanterie! Cela fait belle lurette que je n'ai pas entendu ce mot. Les hommes me le disaient quand j'étais jeune et belle! Cela me rassure de savoir que j'appartiens encore à la gent féminine et à la race humaine!" Oui, je comprends. Je comprends que cette pauvre grand-mère n'a pas le choix et que la vie ne l'a pas gâtée. Je comprends qu'elle est obligée de trimer dans ce lieu nauséabond pour la survie. Je comprends que sa place normale et naturelle doit être chez elle, au milieu de ses petits-enfants et non ici! Je comprends que personne n'est vraiment à sa place dans ce pays et que nous sommes obligés de faire des choses que nous détestons malgré nous. Je comprends que notre société est cruelle et impitoyable et qu'elle fait souffrir les misérables. Je comprends que dans cette société matérielle, si tu n'as pas le sou, tu crèves comme un chien bâtard sans que personne ne te vienne en aide. Je crois comprendre mais beaucoup de choses m'échappent et en fin de compte je ne comprends rien! Et je me demande si je ne suis qu'une victime du système comme ces pauvres types qui viennent noyer leur chagrin dans un verre de vin. Ne suis-je pas dirigé, télécommandé, inoculé, endoctriné comme tous ces petits hommes? Pourquoi je persiste à croire que je suis différent d'eux?
Parce que je suis, soi-disant instruit? Parce que j'écris? Mais qu'est ce que j'écris au juste? Et pour qui? Et à quoi ça sert d'écrire? Ce texte, par exemple, pourrait-il changer le destin de cette pauvre femme? Et qui le lira? Mérite-t-il d'être lu? ...Ecrire n'est que vent et chimères!
La barmaid, me voyant dans cet état soudain de tristesse et de colère, s'approche et me dit: «Ça va , poète? J'espère que je ne t'ai pas offensé par mes paroles aussi dures comme ma vie... Tu sais, je n'ai pas l'habitude de converser avec les clients: dans notre métier, c'est déconseillé, pour ne pas dire interdit! Toi, tu m'as paru différent et je me suis un peu lâchée. Si j'ai dit des propos qui t'ont choqué, je te prie de m'excuser.
- Non, pas du tout! C'est moi qui dois te demander pardon de t'avoir importunée avec mes questions d'écolier. Je suis sincèrement désolé, madame. Au fait, si cela n'est pas indiscret, comment t'appelles-tu?
- Rabiâa. Je m'appelle Rabiâa.
Ravi de faire ta connaissance, Rabiâa!
- Tu veux encore une bière ? On doit bientôt fermer.
- Avec plaisir; une dernière, pour la route!» Elle me sert et retourne s'asseoir. Elle allume une cigarette...
Le khôl qui noircit joliment ses yeux ne suffit pas à voiler cette atroce tristesse, si profonde et si douloureuse, qui se lit dans son regard si las. Dans ses yeux, je vois toute une vie de souffrance. Je vois le passé d'une femme qui a trimé et milité pour la croute de pain. Je vois le parcours d'une vie de labeur et de peine plus lourds que des montagnes et de malheurs plus amers que le fiel. Je vois la douleur d'une femme qui a été giflée, agressée, violentée, violée, bafouée, battue, maltraitée, exploitée par les loups, les vautours, les sangsues, les vampires, les ogres appelés communément «Les hommes» !...Et je ne sais par quel miracle je pense soudainement à Aragon, ce poète qui a écrit d'innombrables vers sur les yeux de sa bien-aimée Elsa. Je me demande ce qu'il pourrait dire en regardant intensément, profondément, longuement, les yeux de Rabiâa, fanée, flétrie, lasse, épuisée et usée. A sa place, je dirais:
«Tes yeux sont si affligeants que j'y perds l'espoir». N'en déplaise à Aragon!


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