Fès est une ville d'inspiration, originale et ancienne. C'est une cité privilégiée par l'histoire. Son originalité pourrait s'interpréter par le fait qu'elle est le creuset de civilisations millénaires, dépositaire de traditions culturelles diverses, quelles soient intellectuelles, linguistiques, vestimentaires, artisanales ou autres. En effet, la spécificité de la ville de Fès provient de la diversité des ethnies qui y affluaient en vue de s'y installer dès sa fondation. Lors d'une conférence tenue en Avril 1978, Abdlouhab BELMENSOUR, historien marocain de renom, a fourni des renseignements sur les premiers habitants de Fès que nous présentons ici de façon schématique : * Deux fractions de berbère Znata (grande tribu marocaine) A partir du IX ème siècle, se sont joints à eux : * la famille d'Idriss Premier et sa suite constituée d'arabes et de berbères de la région de Walila au sud-ouest de Fès (soldats, administrateurs, conseillers….). * 500 arabes des tribus Azd, ya?fud et sadaf, venus directement du Moyen Orient. * Plusieurs centaines de familles kairouanaises (300 familles d'après A. BELMENSOUR). * 800 Andalous (arabes, berbères et espagnols arabisés) * Un groupe de familles de la tribu arabe khalw?n Ces différents groupes parlaient leur propre langue ou dialecte entre eux, mais se servaient de l'arabe, langue de la religion et des gouvernements, comme moyen de communication entre groupes. Cet « arabe », qui est à l'origine de l'actuel parler fassi, est le résultat de la rencontre de trois éléments fondamentaux : le premier élément est formé des parlers arabes des andalous de Cordou et des tribus arabes venues du Moyen Orient, le deuxième est l'arabe classique (langue écrite) et le troisième est la langue berbère. Le sujet de cet article est le traitement significatif de certaines expressions fassies relatives aux couleurs. Pourquoi de telles expressions ? En effet, la couleur est l'une des composantes de la culture fassie. Elle est non seulement porteuse d'une forte charge symbolique, mais sa fonction significative est indiscutable. Dans la société traditionnelle fassie, elle permet de distinguer fassis et non fassis, initiés et profanes. Le port des couleurs est conforme à la norme culturelle fassie, à cet ensemble de règles de bienséance appelées « lqa?ida »; à ce propos, El alia. Fares souligne qu'à Fès : « La couleur jouit d'une grande valeur sémiologique, puisqu'elle constitue un système de signes qui fonctionnent comme un langage. Elle sert à distinguer entre Fassis et non Fassis, entre personnes possédées et personnes fermées au monde invisible….La couleur donc est une parole non linguistique qui en dit long sur la personne qui la porte»1. A Fès,le port de la couleur varie d'une cérémonie à l'autre, la norme culturelle n'autorise pas de porter des couleurs chatoyantes, lors d'un enterrement par exemple, elles connotent bonheur, joie et jouissance de la vie. Et la tenue de la mariée lors de la nuit nuptiale n'a jamais été noire, elle est blanche ou verte, car le noir, c'est l'absence de la lumière, donc source de mal. La couleur accompagne également quelques manifestations culturelles, par exemple, pendant une « l?la » de « ??s?wa » la possédée est obligée de porter les différentes couleurs exigées par le démon possesseur. Notre travail sur les expressions fassies nous a conduit à collecter plusieurs expressions construites à l'aide de certaines couleurs comme le blanc, le vert, le rouge, le noir, le jaune. Nous citons dans cet article quelques exemples de ces expressions et la signification de chacune d'elles. Le blanc (1) bye? hi l-fe?ra Blanc comme L'aurore (2) l-ly?li xer?-et b??a Les nuits sont sorties blanches . Glose : Dans l'expression (1), le terme « fe?ra » correspond à l'aurore, c'est- à dire cette lueur brillante qui suit l'aube et précède le lever du soleil. De là, l'expression « bye? hi l-fe?ra » dresse une comparaison entre la blancheur éclatante d'une personne (ou de quelque chose) et celle de la lumière d'aurore . L'expression (2) signifie qu'il n'a pas plu pendant cette époque de l'année, ce qui signifie que l'année s'annonce sèche. (l-ly?li: époque de l'année qui commence le 23 décembre et dure 40 jours). Le vert (3) n-nf?sa xe?ra La femme qui a accouché verte L'accouchement est récent (4) x???er m?a r?s-u Vert (dim) avec tête sa. Il est niais ! Glose : La couleur verte signifie généralement qu'une chose n'est pas encore mûre. Dans le cas de l'expression (3),la couleur verte laisse entendre que l'accouchement de la femme est très récent. Le manque d'expérience, de savoir-faire chez une personne est bel et bien connoté par l'expression (4),le mot « x???er »diminutif de l'adjectif « x?er » évoque que la personne en question a besoin de mûrir, d'affiner ses réflexes et de s'instruire davantage. Elle se dit -par exemple- d'une femme de foyer qui n'est pas suffisamment avertie. Le Noir (5) hi ka-y?i ?end-ha ?i w??ed ka-t-ke??el b-le?ma Quand il vient chez elle quelqu'un elle met du khol avec la cécité Elle ne supporte pas la visite des autres (6) ?em? le-xdem Soleil des esclaves Derniers reflets du soleil. (7) gell-?t yh?di k?el ?la ?elq-i J'ai vomi un juif noir sur gorge ma. J'ai beaucoup souffert. Glose : Pour se farder, la femme traditionnelle utilise du « khol », matière noire sous forme de poudre. Mais, on a du mal à comprendre comment une femme peut orner ses yeux avec la cecité. L'expression (5) exprime les causes d'un tel état. Il est question d'une personne qui n'aime pas avoir de la visite, et dans le cas d'une visite inopinée, elle en fait un drame. l'expression (6): « ?em? le-xdem » renvoie aux derniers reflets du soleil couchant sur le haut des murs qui laissent croire aux négresses esclaves, demeurées à l'intérieur des maisons, que le soleil est encore loin de se coucher et qui ont le temps de se mettre à l'ouvrage. L'expression (7) exprime un degré de souffrance insoutenable. En effet, on imagine la souffrance du locuteur quant à vomir un juif noir. Il s'agit là d'une métaphore très profonde, mettant en scène l'aversion que porte le locuteur fassi aux juifs. Mais, ce n'est qu'un prétexte pour signifier que le locuteur a énormément souffert avant qu'une chose ne soit réalisée. Le rouge (8) n-n?r l-?emra Le feu rouge. Il fait très chaud ! (9) ?ehenn?m l-?emra Enfer rouge. Une chaleur infernale ! (10)l-li ma yellbes l-?ekri yendeb bekri Celui ou celle qui ne porte pas le rouge vermillon qu'il se lacère les joues de bonne heure. La personne ne portant pas cette couleur doit être malheureuse. (11)?-?enz l?ekri La moquerie le rouge vermillon C'est de la moquerie prononcée ! Glose : Quand le locuteur fassi veut évoquer une chaleur éprouvante, il emploie les expressions (8) et (9). Le rouge est associé au feu destructeur et violent . « ?ekri » est la couleur vermillon, carmin, rouge cramoisi, écarlate, dans ce sens, l'expression (10) signifie que la personne qui ne porte cette couleur doit être malheureuse. Dans l'expression (11) le choix de la couleur « ?ekri » (rouge vermillon) est délibéré. Le recours à cette couleur signifie que la dérision de l'autre a atteint son summum, cette couleur est criarde, elle est donc facilement visible. Il en va de même pour la moquerie qui devient à son tour patente et blessante . Le jaune : (12) sfer hi b-be???xa Jaune comme le melon (13)Sfer hi k-kebr?t Jaune comme le souffre (14)Sfer hi z-ze?fr?n Jaune comme le safran. (15)we?hu b?al w?eh le-yt?m Visage de l'orphelin. (16)Sfer lek??b Jaune les chevilles Il est malchanceux. Glose : La couleur jaune se trouve dans plusieurs expressions d'origine fassie: Généralement, l'expression (12) renvoie à la pâleur ou d'une chose de couleur jaune (le melon est caractérisé par le jaune éclatant). C'est la même chose pour les expressions (13) et (14) qui dressent une comparaison entre le jaune caractérisant le visage d'une personne ou d'une chose et deux éléments à savoir le souffre et le safran.IL s'agit toujours de référer à l'idée de pâleur. Laquelle est exprimée de façon implicite dans l'expression (15) par le moyen du visage, celui d'un orphelin, car ce dernier non entouré de soins, souffrant de malnutrition, de manque de tendresse arbore un visage dépeint, pâle comme un anémique. Ici, on ne parle pas du jaune expressément, mais l'idée de pâleur se laisse facilement deviner attendu qu'on parle du visage morne et pâle de l'enfant orphelin. L'expression (16) se dit de quelqu'un qui est malchanceux, qui a la guigne. Enfin, nous concluons que ces expressions sont tellement riches que chacune d'elles renvoie à une signification particulière, ces expressions contribuent certes à enrichir le patrimoine culturel fassi qui n'est autre qu'une partie du patrimoine culturel marocain. * Enseignante des Techniques d'Expression et de Communication à la Faculté des Sciences, Dhar El Mehraz, Fès. Bibliographie : * BERRADA. (H.), Fès de bab en bab, Casablanca, ed.Publiday-Multidia, 2002. * BOUZEKRI. (K.), Analyse sémantique et rhétorique d'un corpus de proverbes marocains, Thèse de Doctorat, Faculté des lettres, Dhar El Mehraz, Fès, 2003. * HILILI. (A.), Phonologie et morphologie de l'ancien fassi, thèse de Doctorat de troisième cycle, Paris, 1979. * IDRISSI. (O.), la Construction du sens parémique : Référence, prédication et symbolique, thèse de Doctorat, Faculté des lettres, Dhar El Mehraz, Fès, 2003. * KNINAH. (L.), L'évolution des structures économiques, sociales et politiques du Maroc au XIXème siècle (Fès : 1820-1912), l'ouverture au marché mondial et ses conséquences, Thèse de Doctorat d'Etat, Faculté de Philosophie et Lettres, Université Libre de Bruxelles (U.L.B), 1998. * LETOURNEAU. (R.), Fès avant le protectorat, Etude économique et sociale d'une ville de l'occident musulman, Publications de l'I.H.E.M, XLV, Casablanca, 1949. * LETOURNEAU. (R.), La vie quotidienne à Fès en 1900, Paris, Hachette, 1965. 1 ElAlia. Fares, la Gamme chromatique en arabe : Fès et les couleurs, Thèse de Doctorat d'Etat, Faculté des lettres, Dhar El Mehraz, 2005, p.755.