Le général Saïd Chengriha ne cache plus son agacement face au succès des créateurs de contenus marocains, dont la production visualisée est très suivie en Algérie même. Il a décidé de se lancer dans «la création d'un contenu numérique» pour inverser la tendance. Le chef d'état-major algérien Saïd Chengriha est un homme très occupé. Il ne se passe pas une semaine sans faire une apparition en public. Et toutes les occasions sont idoines pour aller à la rencontre du bon peuple. Hier lundi, il a présidé l'ouverture des travaux d'un colloque sur «l'industrie du contenu numérique, le garant de la mémoire nationale.» Un sujet de prédilection pour l'homme de 78 ans. Le général bientôt octogénaire semble maîtriser cette thématique sur le bout des doigts, même mieux que les jeunes générations. Il en a fait sa spécialité durant les cinq dernières années, c'est-à-dire depuis sa prise de pouvoir en juin 2019. Devant un parterre de choix à Alger, Chengriha a longuement péroré sur le rôle des réseaux sociaux dans «l'oblitération de l'identité nationale, la dénaturation de l'histoire, la désinformation et la remise en cause des symboles nationaux.» C'est une manière de mettre en garde les Algériens contre l'activisme des Marocains dans le monde virtuel. Ils sont devenus source d'une vive préoccupation dans les arcanes de l'état-major algérien, au point de mobiliser des unités entières pour riposter aux vidéos et publications postées par des jeunes marocains possédant une très large audience. Au lieu de faire leurs exercices, ces militaires passent leur temps devant les écrans pour rédiger des commentaires sur YouTube et Facebook et entrer sur les live sur TikTok pour y participer. Les casernes de l'armée algérienne se sont transformées en cybercafés, selon une anecdote racontée par un opposant algérien. En bon général, Saïd Chengriha a décidé de monter personnellement au front en constatant l'échec de ses troupes face à «l'armée» des influenceurs marocains, qui tirent largement profit de cette guéguerre virtuelle. L'homme fort a ordonné une présence en force sur la Toile «par la création d'un contenu numérique, riche et qualitatif, qui renforce l'esprit d'appartenance à la nation algérienne.» L'intérêt du général pour les réseaux sociaux tourne carrément à l'obsession. Il y voit une conspiration d'une constellation de toutes les forces qui visent son pays. «La campagne intense et acharnée ciblant notre pays et son Armée, à travers certaines tribunes médiatiques étrangères et réseaux sociaux, n'est que la partie émergée de cette guerre perfide déclarée contre l'Algérie», disait déjà le chef de l'état-major de l'armée algérienne, en août 2021. S'adressant à des officiers supérieurs, en janvier 2022, Chengriha soulignait «c'est pourquoi (nos ennemis) tentent aujourd'hui de changer de tactique en recourant à l'espace cybernétique, aux réseaux sociaux et aux campagnes médiatiques de désinformation pour saper le moral de nos forces et de notre peuple.» Plus récemment, début juin 2024, le général d'armée expliquait que les outils de la guerre cognitive sont «divers et sophistiqués», citant désinformation, usage de la publicité, profilage des internautes et des utilisateurs des réseaux sociaux grâce aux nouveaux algorithmes et recours à l'IA pour la conception de narratifs sur mesure pour décontextualiser l'information ou exclure certains narratifs pour manipuler l'opinion publique. Ce ne sont que quelques illustrations de la grande littérature développée en la matière. Au bout de quelques années, Saïd Chengriha a gagné le titre d'expert chevronné des réseaux sociaux. Big brother aux pieds d'argile Il croit pouvoir contrôler ou censurer Internet de la même manière qu'il a domestiqué la presse dans son pays, dont le nouveau mode de fonctionnement puise dans l'ère soviétique. Le département de presse et de communication de l'état-major algérien, relevant directement de Chengriha, exerce un contrôle total sur les médias, qui subissent un contrôle rigoureux selon des rapports internationaux. Quant aux réseaux sociaux en Algérie, ils sont strictement surveillés par la censure, tout contenu considéré inconvenable peut conduire son auteur directement à la prison d'El-Harrach. L'obstination de façonner l'opinion publique coûte que coûte a rendu l'atmosphère irrespirable dans le pays. Même du temps du DRS (Département de la sécurité et du renseignement), les services extérieurs démantelés en 2015 par Abdelaziz Bouteflika, les intellectuels et les journalistes bénéficiaient d'une plus grande marge de liberté et de manœuvre. Les médias algériens doivent regretter l'époque du colonel Fawzi, qui a dirigé d'une main de fer le Centre de la communication et de diffusion (CDD) relevant du DRS, entre 2001-2013. Très discret et efficace, il a contribué, depuis son lugubre bureau de Ben Aknoun, à l'émergence d'une presse algérienne professionnelle et redoutable. Les journaux algériens vivent actuellement sous la coupe d'une terreur absolue. Les grandes plumes ont fui le pays ou changé de profession. Le général Saïd Chengriha est convaincu c'est ainsi qu'il peut contrôler les esprits et réduire à silence la critique. Sans grande cuture, il doit tout ignorer de la sociologie des peuples. L'oppression ne dure jamais éternellement.