En 1977 paraissait un livre au titre porteur d'espérance : Le Maghreb, une utopie toujours possible, signé par Fathallah Oualalou. Quarante-huit ans plus tard, force est de constater que l'idéal maghrébin s'est fortement estompé. L'utopie s'est éloignée à mesure que se sont approfondies les fractures politiques, économiques et symboliques entre les Etats de la région. C'est l'histoire d'un échec – sans doute l'un des plus amers de l'histoire contemporaine nord-africaine : celle d'un rêve souvent invoqué, parfois esquissé, mais jamais véritablement concrétisé. L'utopie maghrébine prend aujourd'hui les contours d'un mirage politique, tant les élans de solidarité, les aspirations unitaires et les convergences géostratégiques des années 1950 à 1970 semblent désormais relégués au rang de souvenirs désuets, à mille lieues de la réalité géopolitique de 2025. Le rêve fondateur C'est à Tanger que tout a commencé, en avril 1958. Le Parti de l'Istiqlal (Maroc), le Front de libération nationale – FLN (Algérie), et le Néo-Destour (Tunisie) se sont réunis dans la ville du Détroit, alors que l'Algérie était encore en guerre. Portés par un sentiment de solidarité anticoloniale, les participants ont proclamé leur volonté de fonder un Maghreb uni, démocratique et libre. Cette conférence a ainsi posé les premiers jalons de «l'unité maghrébine». Dès l'origine, le projet maghrébin reposait sur une alliance aux fondements dissemblables : au Maroc, un parti nationaliste dans une monarchie restaurée ; en Tunisie, un parti unique dans une république naissante ; dans l'Algérie française, un mouvement de libération. Les divergences n'allaient pas tarder à surgir, en grande partie du fait du revirement algérien sur la question de la frontière avec le Maroc et des velléités hégémoniques d'Alger, qui s'essayait au «socialisme révolutionnaire». La guerre des Sables (1963) a achevé de briser l'élan unitaire. Néanmoins, des tentatives de coopération ont vu le jour, comme la Commission permanente consultative du Maghreb (CPCM) créée en 1964 à Casablanca, mais cette initiative est restée sans effet réel, faute de volonté politique et à cause des divergences d'orientations stratégiques. Il a fallu attendre 1988, lorsque les chefs d'Etat des cinq pays du Maghreb se sont réunis à Zéralda, en Algérie, pour relancer le projet d'intégration. Cette dynamique a débouché sur la création officielle de l'Union du Maghreb arabe (UMA) le 17 février 1989 à Marrakech. La charte de l'UMA promet la libre circulation des personnes et des biens, une union douanière, une politique étrangère commune. L'événement a suscité un immense espoir, dans un contexte porteur : la guerre froide s'achevait, l'Europe entamait sa propre unification, et les élites maghrébines rêvaient de développement économique régional. Gel institutionnel Pour le Maroc, «L'Union du Maghreb n'est plus un choix facultatif ou un luxe politique superfétatoire, a déclaré le roi Mohammed VI en 2014. Elle est devenue une revendication populaire pressante, une exigence régionale stratégique incontournable.» Le Maghreb a toujours été présent dans les constitutions marocaines. Dès 1962, la première constitution du Maroc a énoncé dans son préambule : «Le Royaume du Maroc, Etat musulman souverain, dont la langue officielle est l'arabe, constitue une partie du Grand Maghreb.» Cette disposition a été reprise dans les constitutions de 1970 et 1972. Dans les constitutions de 1992 et 1996, la formule a changé, pour affirmer le caractère arabe du Maghreb : «Le Royaume du Maroc, Etat musulman souverain, dont la langue officielle est l'arabe, constitue une partie du Grand Maghreb arabe.» Dans la constitution de 2011, le mot «arabe» a été supprimé : «le Royaume du Maroc, Etat uni, totalement souverain, appartenant au Grand Maghreb, réaffirme ce qui suit et s'y engage : – Œuvrer à la construction de l'Union du Maghreb, comme option stratégique.» Cependant, l'UMA a tôt fait d'entrer en léthargie, principalement à cause de l'hostilité de l'Algérie au parachèvement par le Maroc de son intégrité territoriale, mais aussi du fait d'autres facteurs, en particulier la guerre civile algérienne (1992–2000) et la fermeture de la frontière terrestre Maroc–Algérie en 1994, après l'attentat de Marrakech. Le Maroc a participé de moins en moins aux réunions de l'UMA. Depuis le début des années 2000, une série d'interventions royales ont dressé un constat lucide sur la paralysie de l'UMA, tout en réaffirmant l'attachement du Maroc à l'idée maghrébine. Dans plusieurs discours, le Roi a évoqué le climat de méfiance et les différends bilatéraux comme facteurs de blocage. Le 6 novembre 2003, dans le discours à l'occasion du 28e anniversaire de la Marche Verte, le Roi a déclaré : «Nous appelons l'Algérie sœur à œuvrer, de concert avec Nous, pour résoudre les problèmes qui entravent encore la concrétisation des ambitions de nos peuples pour la mise en place d'une Union maghrébine forte, fondée sur la compréhension mutuelle, la stabilité, la concorde, l'unité, le progrès et la paix.» Dix ans plus tard, le Roi a été encore plus clair : «L'Union maghrébine ne peut se construire sur la base d'idées obsolètes, de positions figées ou de calculs étriqués. Elle ne saurait être l'otage de questions bilatérales.» (6 novembre 2010) Le 31 janvier 2017, à la tribune de l'Union africaine à Addis-Abeba, l'engagement ne s'est pas démenti mais le découragement s'est fait sentir : «Le Maroc a toujours considéré qu'il faut d'abord puiser sa force, dans l'intégration de sa sous-région maghrébine. Or, force est de constater que la flamme de l'UMA s'est éteinte, parce que la foi dans un intérêt commun a disparu. L'élan mobilisateur de l'idéal maghrébin, promu par les générations pionnières des années 50, se trouve trahi. Aujourd'hui, nous constatons avec regret que l'UMA est la région la moins intégrée du continent africain, sinon de toute la planète.» Le constat réaliste a condensé un diagnostic répété et nuancé au fil des années : celui d'une organisation devenue inopérante. Toutefois, le discours royal a maintenu une constante : celle de l'attachement au Maghreb comme horizon stratégique, tout en exprimant un réalisme croissant et une volonté de diversification vers l'Afrique subsaharienne. Le Maroc n'a pas fermé la porte à l'UMA, mais il a cessé d'en faire l'axe exclusif de sa diplomatie régionale. L'année suivante, le Souverain a insisté sur le coût économique et politique de la désintégration maghrébine : «Le Maghreb se trouve aujourd'hui en retrait par rapport à d'autres regroupements régionaux. [...] Il est inadmissible que l'intégration maghrébine reste à l'arrêt alors que d'autres régions progressent.» (Discours du 6 novembre 2018) La situation dans les autres pays a fragilisé le projet maghrébin : la Libye est entrée dans une période de déstabilisation chronique depuis 2011, avec deux gouvernements rivaux, l'ingérence d'acteurs extérieurs, et une guerre par procuration. La Mauritanie, géographiquement excentrée, cultive une neutralité prudente. L'UMA n'existe plus que formellement. Son secrétariat général, basé à Rabat, est inactif et aucune réunion de haut niveau n'a eu lieu depuis plus de vingt ans. La politique algérienne agressive est au cœur du blocage. En avril 2023, une polémique avait opposé le Secrétariat général de l'UMA et le ministère algérien des Affaires étrangères, suite à la nomination d'une diplomate marocaine au poste de représentante permanente de l'Union auprès de l'Union africaine. La mise au point du Secrétariat général de l'UMA a doublement embarrassé les autorités algériennes en mettant à nu à la fois leurs mensonges et leur haine du Maroc. On y apprenait incidemment que l'Algérie n'a pas payé ses cotisations depuis 2016 et a retiré tous ses diplomates. L'UMA n'est plus une priorité politique Les dirigeants algériens, à défaut d'imposer une UMA selon leurs conceptions, ont manqué de volonté politique réelle d'intégration. Ils ont privilégié leur hostilité au Maroc au détriment de la coopération maghrébine. Leurs tentatives de mettre sur pied un Maghreb sans le Maroc ont échoué. Plusieurs études estiment que le non-Maghreb coûte entre 2 et 3 points de PIB chaque année à chaque pays membre de l'UMA. Ce coût se traduit par un commerce intra-maghrébin dérisoire (moins de 5 % des échanges), l'absence de grands projets d'infrastructure régionale, la dépendance accrue envers des partenaires extérieurs. Sur le plan humain, le «Maghreb des peuples» reste sans doute une idée forte, mais sans leviers d'action concrets, faute notamment de société civile maghrébine structurée. L'absence de mobilité (frontières fermées, visas, absence de reconnaissance mutuelle des diplômes, obstacles bureaucratiques) empêche l'émergence d'un espace culturel ou universitaire maghrébin. Les différentes mesures antimarocaines qui ont été prises par les autorités algériennes depuis la rupture des relations diplomatiques avec le Maroc en 2021 ont figé les échanges. En réalité, l'UMA n'est plus une priorité politique. Le discours du Roi Mohammed VI du 31 janvier 2017 à l'Union africaine, dans lequel il a exposé clairement une redéfinition des priorités marocaines, marque un tournant stratégique : «L'Afrique est le futur du Maroc. Et le Maroc est un pays africain. [...] Le Maroc choisit de retrouver sa famille institutionnelle, et de mettre à profit sa longue expérience pour contribuer à l'essor de l'ensemble du continent.» Face à la stérilité de la dynamique maghrébine, le Maroc mise sur une politique africaine, bilatérale et multilatérale. La politique hostile du régime algérien et sa campagne médiatique permanente et démentielle contre le Maroc ont eu pour effet désastreux de saper les fondements mêmes de la fraternité entre les peuples algérien et marocain. En flattant les sentiments algériens les plus chauvins et en dénigrant systématiquement le Maroc, cette propagande entretient une tension artificielle, au point de dresser les deux peuples l'un contre l'autre. Une génération entière a grandi dans la méfiance, voire la haine du Maroc, en raison d'un discours sans nuances, malgré quelques professions de foi rhétoriques et peu convaincantes sur la «fraternité» entre les deux peuples. Cette politique a semé une zizanie profonde : sur les réseaux sociaux, une guerre absurde et virulente fait rage autour de sujets parfois importants, souvent dérisoires, révélant un climat délétère où nombreux sont ceux qui affirment aujourd'hui que «ce n'est pas le même peuple» — écartant les liens de sang, de langue, de religion. En vérité, le régime algérien apparaît comme le fossoyeur du rêve maghrébin, qu'il trahit chaque jour un peu plus au nom d'un «nationalisme de ressentiment». Pour autant, faut-il désespérer du Maghreb ? L'utopie semble plus que jamais lointaine, mais l'échec de l'intégration ne signifie pas l'impossibilité d'un renouveau. Ce renouveau n'est pas pour demain. Il ne pourra venir que d'un déblocage politique majeur et d'une réinvention du projet, moins institutionnelle, plus orientée vers les peuples et les territoires (coopérations locales, transfrontalières, culturelles). Alger doit revenir à la raison et admettre qu'il a fait fausse route. Car, comme on le sait, «on peut tout changer sauf la géographie».