Le groupe OCP, longtemps cantonné à l'extraction domestique, s'impose désormais comme l'un des vecteurs essentiels de l'influence marocaine sur le continent. Détenteur de 70 % des réserves mondiales de phosphate, le royaume a placé cette ressource au cœur d'une politique africaine patiemment construite. «Le Maroc, par le truchement de ses richesses phosphatières, a su projeter une puissance d'un genre inédit en Afrique», écrit Ziyad Chaouki, président exécutif du groupe de réflexion 3DPolicy, dans une analyse consacrée à cette mutation stratégique. Au début des années 2000, le roi Mohammed VI s'était entouré, lors de ses tournées africaines, d'un diplomate d'un genre particulier : Mostafa Terrab, président-directeur général du groupe OCP. Ce choix, alors discret, marque le point de départ d'une méthode diplomatique que M. Chaouki qualifie de «diplomatie du phosphate». Celle-ci repose sur l'usage raisonné d'un atout minéral au service d'un projet politique, agricole et continental de longue haleine. Une puissance industrielle au service de l'autonomie agricole Loin des pratiques extractivistes classiques, le groupe OCP propose des formules d'engrais spécifiquement conçues pour les sols africains, tout en formant des cultivateurs aux méthodes durables et en implantant des filiales locales. «Le groupe développe des solutions africaines à des problématiques africaines», observe M. Chaouki. Cette démarche, qualifiée par certains experts d'«agronomie diplomatique», s'accompagne d'un maillage institutionnel structurant. Créée en 2007, la Fondation OCP incarne cette projection douce par des programmes éducatifs, des partenariats scientifiques et des actions communautaires. Elle a notamment conçu des cartes de fertilisation dans six pays et accompagné plus de quatre millions d'agriculteurs sur l'ensemble du continent. Durant la pandémie, les filiales du groupe au Burkina Faso, en Guinée, à Madagascar et au Togo se sont reconverties dans la fabrication de matériel de prévention, produisant quelque 27 000 masques et plusieurs milliers de kits sanitaires. De l'influence agricole au retour géopolitique Les retombées de cette politique minérale se mesurent également sur le plan diplomatique. Le retour du Maroc au sein de l'Union africaine en 2017, après trente-trois années d'absence, a été en partie facilité par la bienveillance acquise grâce aux partenariats agricoles noués par l'OCP. «Les pays qui voyaient jadis le Maroc avec suspicion le considèrent désormais comme un allié pour le développement», souligne M. Chaouki. Le projet de complexe d'engrais en Ethiopie incarne ce modèle de coopération renouvelée. Estimé à 2,6 milliards de livres sterling, ce partenariat conjugue phosphate marocain, potasse et gaz éthiopiens, ainsi qu'un engagement public fort. Sa capacité annuelle de 3,8 millions de tonnes en fait l'un des chantiers les plus ambitieux du continent. Des projets similaires ont vu le jour du Sénégal à la Tanzanie, adaptés aux besoins agronomiques et aux réalités politiques de chaque pays. Complexités géopolitiques et responsabilité environnementale L'expansion du groupe OCP ne va pas sans obstacles. Les différends régionaux, notamment avec l'Algérie au sujet du Sahara, entravent certaines percées au Maghreb. La position critique de l'Afrique du Sud sur cette même question limite par ailleurs les perspectives au sud du continent. Toutefois, comme le souligne M. Chaouki, «les contributions agricoles de l'OCP dépassent souvent les clivages diplomatiques». Même au Kenya, où la qualité des engrais fut contestée, les perceptions demeurent globalement favorables. Les critiques relatives à l'empreinte écologique du phosphate – consommation d'eau, pollution des installations – ont conduit le groupe à repenser ses orientations. L'OCP s'est engagé à recourir intégralement aux énergies renouvelables d'ici 2030, et à développer massivement les filières de l'hydrogène vert et de l'ammoniac propre. Son plan d'investissement vert pour la période 2023–2027, d'un montant de 9,6 milliards de livres sterling, en constitue l'ossature. Un levier stratégique pour le siècle à venir La richesse géologique du Maroc, conjuguée à une vision diplomatique volontariste, confère au royaume un poids croissant dans les débats internationaux sur la sécurité alimentaire. Tandis que les réserves chinoises pourraient s'épuiser d'ici 2058, et celles des Etats-Unis vers 2062, les gisements marocains sont, à rythme constant, exploitables pour plus de treize siècles. «Ce facteur géologique pourrait s'avérer décisif dans les équilibres géopolitiques à venir», conclut M. Chaouki. L'ascension du groupe OCP offre un modèle inédit à d'autres nations africaines riches en ressources. Alliant intérêts commerciaux et solidarité continentale, cette méthode redéfinit les contours de la coopération Sud–Sud. À mesure que les enjeux agricoles se complexifient sous l'effet du changement climatique, la diplomatie phosphatière du Maroc pourrait devenir, pour l'Afrique, l'un des socles les plus pérennes de sa souveraineté alimentaire.