L'hypothèse d'un «Etat» du polisario installé en Algérie, dans la région de Tindouf, ferait normalement sourire ou provoquerait l'ironie, tant l'idée semble saugrenue. Cet acte renverserait en effet la logique qui prévaut depuis un demi-siècle. Mais l'information n'émane pas de n'importe qui. Bengrina, un chef de parti proche du président Tebboune, et qui, d'habitude, ne parle pas en l'air, a récemment évoqué, parmi les pays frontaliers de l'Algérie, la «région de Tindouf», omettant de mentionner la Mauritanie voisine. Le ministre algérien des Transports lui a emboîté le pas avec une déclaration similaire. Notons qu'aucun des deux n'a mentionné la «rasd», avec laquelle l'Algérie avait pourtant procédé en grande pompe à un «bornage de frontières» en 2021. De là à penser qu'Alger envisage de céder la wilaya de Tindouf au polisario pour y créer un Etat, il n'y a qu'un pas que certains n'ont pas tardé à franchir. L'idée est séduisante, mais elle gagnerait à être analysée en termes de probabilité. Une wilaya pour une république La continuité joue en faveur de ce scénario, puisque les institutions de la pseudo «rasd» se trouvent déjà à Rabouni, dans les camps de réfugiés près de Tindouf. Ces camps deviendraient alors une base de peuplement, non plus une situation provisoire. Alger et le polisario sont aujourd'hui sous pression. Depuis la reconnaissance du Sahara marocain par Donald Trump en 2020, Washington pousse à une solution sur la base de la proposition marocaine d'autonomie. La perspective d'un polisario classé «Foreign Terrorist Organization» plane déjà : elle met le mouvement devant une alternative brutale, se muer en acteur politique ou disparaître. La France, soucieuse de sécurité au Sahel, souhaite tourner la page d'un contentieux qui freine toute coopération régionale. Les pays occidentaux ont ainsi intérêt à «fermer le dossier» onusien du Sahara occidental, quitte à entériner un compromis inédit, pour se concentrer sur la lutte antiterroriste et la stabilité économique de la région. Une telle solution supposerait des garanties internationales : un accord formel parrainé par Washington, Paris et éventuellement Madrid comme ancienne puissance administrante. Le polisario devrait renoncer explicitement et définitivement à ses revendications sur le Sahara occidental et le nouvel Etat serait démilitarisé. Maroc et Algérie le reconnaîtraient simultanément, dans un geste coordonné. Les camps de réfugiés se transformeraient en territoire national, sous administration civile, avec un plan massif d'aide internationale. Apparentes vertus d'une telle option D'un point de vue logique, l'hypothèse d'un Etat à Tindouf pourrait apparaître comme une solution de sortie élégante : les réfugiés obtiendraient une patrie, le Maroc garderait son Sahara et l'ONU fermerait un dossier enlisé depuis 1975. Le polisario disposerait enfin d'un territoire national reconnu, avec des frontières et des institutions. L'Algérie pourrait clore un dossier figé depuis un demi-siècle, se débarrasser d'un fardeau tout en sauvant la face par la «solution de compromis» d'un Etat sahraoui excentré mais effectif. Le Maroc, de son côté, conserverait sans partage ses provinces du sud, sans contestation. Une telle hypothèse se présente comme une solution pratique à une question insoluble sur le terrain. Mais elle heurte de front les logiques profondes, idéologiques, sécuritaires et diplomatiques des deux capitales. Faisabilité Toutefois, la faisabilité d'un micro-Etat dans la région de Tindouf soulève de sérieuses interrogations. Il s'agirait d'un territoire enclavé dans le désert, dépourvu de ressources naturelles connues, hormis peut-être quelques gisements miniers encore hypothétiques. Un tel Etat serait sans doute dépendant de l'Algérie pour sa survie économique, logistique et sécuritaire. La viabilité d'un projet étatique dans ces conditions reste douteuse, car il reposerait entièrement sur l'assistance internationale et sur la bonne volonté du voisin algérien. Un autre obstacle tient à la population elle-même. Les «réfugiés», appelés à devenir citoyens de ce nouvel Etat, accepteraient-ils de s'enraciner dans une région désertique et inhospitalière, coupée de la mer et des voies de commerce ? Il n'est pas exclu qu'une partie significative d'entre eux préfère retourner vivre sur la terre de leurs ancêtres, au Sahara marocain. Le projet serait vidé de sa substance par une fuite démographique vers les provinces marocaines du sud où les perspectives économiques et sociales sont plus attrayantes. Sur le plan du droit international, les frontières des Etats sont intangibles, sauf accord explicite. L'Algérie a théoriquement la possibilité de céder une partie de son territoire par traité ou accord international, à condition que la cession soit ratifiée selon sa Constitution. Or, l'article 15 de la Constitution algérienne stipule : «En aucun cas, il ne peut être abandonné ou aliéné une partie du territoire national.» Cela interdit en théorie tout transfert de souveraineté. Toutefois, une révision constitutionnelle pourrait intervenir pour valider un compromis politique, surtout s'il était placé sous l'égide d'une garantie internationale forte. La cession par un Etat d'une portion de son territoire à un groupe armé pour y créer un Etat est sans précédent. Il n'y a eu que des sécessions : Pakistan/Bangladesh en 1971, Erythrée/Ethiopie en 1993, Soudan/Soudan du Sud en 2011. Dans le cas du polisario, il s'agirait d'une implantation artificielle en territoire hôte. Ce caractère inédit en ferait un précédent rare, mais pas impossible. Une modalité envisageable serait de procéder non pas à une cession mais à une mise sous tutelle internationale d'une zone spéciale (Tindouf), suivie d'une proclamation d'indépendance reconnue par Alger. Cela ressemblerait davantage à une «dévolution concertée» qu'à une cession. On peut aussi penser à une fédération ou toute autre forme d'union. Obstacles Le scénario n'est pas saugrenu, mais les principaux obstacles restent idéologiques, psychologiques et économiques. Pour l'Algérie, ce serait admettre que cinquante ans de doctrine ont échoué : au lieu de «libérer le Sahara occidental», elle aurait accouché d'un micro-Etat enclavé sur son sol. Pour Alger, ce serait une pilule amère, mais aussi une façon de sauver la face en présentant la naissance de cet Etat comme l'accomplissement d'une promesse : donner aux «réfugiés» une patrie et sortir de l'impasse des camps. Pour le polisario, ce serait renoncer à son récit fondateur, celui de «libérer» le Sahara occidental. La vraie question n'est donc pas la logique de ce scénario, mais la capacité psychologique et idéologique d'Alger à franchir ce Rubicon. Depuis 1962, la diplomatie algérienne fait de l'intangibilité des frontières coloniales un dogme. Créer un Etat à Tindouf reviendrait à violer ce principe et à ouvrir la boîte de Pandore, en donnant prétexte à d'autres revendications : kabyles, touarègues et autres. Le régime redoute depuis toujours cet «effet domino» : si l'Algérie autorisait un morcellement de son territoire, d'autres minorités pourraient réclamer le même droit. À moins qu'elle n'émane de l'armée, une telle décision serait perçue par une partie du haut commandement militaire comme une trahison nationale. Les équilibres internes du régime pourraient en être menacés, dans un contexte déjà marqué par l'instabilité régionale, l'isolement diplomatique et les pressions économiques. Une partie de la population y verrait une défaite face au Maroc, une perte territoriale. Mais une autre, lasse d'un conflit coûteux et stérile depuis cinquante ans, pourrait accueillir favorablement une solution qui fermerait enfin le dossier. Le discours officiel devrait être habile : présenter la naissance de l'Etat «tindoufien» non pas comme un échec, mais comme l'accomplissement de la promesse du président Tebboune et de ses prédécesseurs de ne jamais abandonner les Sahraouis. Sur le plan juridique, l'idée est donc réalisable. Le régime algérien pourrait retourner la narration à son avantage en présentant cette «République sahraouie de Tindouf» comme une victoire idéologique. Que Tindouf et sa région fassent partie du Maroc historique n'est pas le moindre paradoxe de cette issue envisageable mais hautement improbable.