La pensée méditerranéenne de l'historien et l'islamologue Mohammed Arkoun s'inscrit dans la continuité d'une réflexion pacifiste et humaine, a souligné jeudi à Rabat le professeur de sciences politiques et directeur de programme au sein de l'Ecole supérieure des sciences économiques et commerciales (ESSEC), Josef Maila. S'exprimant lors de la première séance du colloque « Penser la Méditerranée avec Mohammed Arkoun », organisé sur deux jours par l'Académie du Royaume du Maroc, Maila a relevé que le projet de Mohammed Arkoun « n'est pas venu ajouter un commentaire à une histoire, ou une histoire à une autre histoire de la Méditerranée, mais s'interroger sur une béance qui n'a cessé de se creuser et qui subvertit notre compréhension de la Mer commune ». Prenant en considération les événements qui n'ont cessé de troubler la Mer commune et s'interrogeant sur les horizons de l'action historique ouverts au Nord comme au Sud, feu Arkoun s'est penché sur la Méditerranée en analyste critique soucieux d'aller au-delà des représentations dominantes et établies, a-t-il expliqué. Sous cet angle, le conférencier a indiqué que la démarche première d'Arkoun consiste, dès lors, à dénoncer l'utilisation de la référence religieuse et les constructions convenues, juridiques ou théologiques, qui ont prospéré dans son sillage, notant que le penseur s'est du même coup interrogé sur l'appropriation de la référence religieuse pour en faire un outil de commandement. A cet égard, repenser la Méditerranée à la lumière de l'« analyse arkounienne » c'est tenter de retrouver derrière les sédimentations successives constituées par des représentations illusoires le socle commun d'une Mer où dominait l'échange, a-t-il fait observer. « Comment mettre un terme à une reconduite obsédante de discours qui n'ont de cesse de comprendre le présent à la lumière des textes sacrés, sans même s'interroger sur le sens de la parole première ou sur le bien-fondé de son sens advenu et comme détourné, étaient des questions permanentes de Mohammed Arkoun », a rappelé Maila. Refondation de la vision stratégique de la Méditerranée Ce dernier a de même insisté sur les diverses questions d'ordre géopolitique du regretté penseur autour de l'espace méditerranéen pour reprendre l'intitulé de l'opus de ce précurseur de la pensée méditerranéenne. L'exigence de la pensée d'Arkoun serait donc de renouveler l'approche de la géopolitique de la Méditerranée, otage de la guerre froide puis théâtre de violences politiques, de guerres civiles, terre d'extrémisme et lieu de sépulture pour des milliers de migrants désespérés, a-t-il dit, tout en mettant en évidence les pistes développées par l'auteur en vue d'une refondation de la vision stratégique de la Méditerranée. De son côté, le philosophe Abdou Filali Ansary a souligné dans une présentation lue en son nom qu'Arkoun a décrit l'univers intellectuel où vivent les prédicateurs musulmans comme une sorte de bulle, ou une logosphère, ou encore « un univers où certaines choses sont pensées, d'autres impensées et d'autres impensables ». Citant le texte inédit « Penser l'espace géopolitique méditerranéen « de Mohammed Arkoun, Filali Ansary a considéré que ce livre décrit dans des termes comparables l'univers intellectuel où évoluent des cercles de chercheurs occidentaux, où des coupures, conflits et contrastes sont imposés à des parcours historiques singuliers ». Ce que Mohammed Arkoun reprochait aux penseurs occidentaux » La Méditerranée est tantôt vue comme un espace plus ou moins homogène, ayant des traits communs qui le rendent distinct des régions avoisinantes, tantôt comme une zone de contact, voire de rupture entre deux blocs qui seraient comparables à des plaques tectoniques subissant des pressions en sens opposé, a estimé le conférencier. Même si des historiens ont produit des récits traitant l'aire méditerranéenne comme une unité, l'impression largement répandue est que cette mer constitue un espace de confrontation et d'échange entre deux rives profondément contrastées. Pour Mohammed Arkoun, cette manière de voir est scandaleuse dans la mesure où elle se fonde sur des stéréotypes et des idées préconçues. A son tour, le philosophe, éditeur et sociologue des religions, Jean-Louis Schlegel, a expliqué dans une intervention intitulée « ce que Mohammed Arkoun reprochait aux penseurs occidentaux » que la pensée du défunt penseur s'inscrivait sans équivoque dans le sillage de « la liberté des modernes », celle qui est née avec les Lumières européennes, notant qu'il a à maintes reprises pris la défense de la modernité occidentale quand elle lui semble unilatéralement mise en cause. On pourrait dire, précise-t-il, ce que Arkoun ne renie jamais dans la modernité occidentale, c'est l'héritage des Lumières, de la raison des Lumières, et ce qu'elle a pu apporter, en particulier dans le domaine de l'histoire critique, a affirmé Schlegel, faisant observer qu'il regrettait en quelque sorte « l'absence de la créativité artistique, littéraire et philosophique moderne ». Il s'agit également pour Schlegel de montrer combien Arkoun appelait à l'entrée dans une ère de pensée dite moderne, qui critique et déconstruit la « mythohistoire » et la tradition naïve, tout en critiquant ses insuffisances, ses excès et son unilatéralité. Reconstruction contemporaine de la philosophie de la religion Aziz Esmail, de l'Institut des Etudes Ismaéliennes à Londres, a souligné l'importance « de repenser les technologies modernes » y compris les formes de la raison considérées comme caractéristiques de la modernité, dans une présentation intitulée « vers une reconstruction contemporaine de la philosophie de la religion ». Sur le même registre, il a plaidé pour un rassemblement « des points de rencontres entre philosophie et religion » de manière à repositionner la religion au centre d'une vision contemporaine et moderne du monde. Organisé les 19 et 20 juin par l'Académie du Royaume du Maroc et l'IMéRA (Institut d'études avancées), ce colloque constitue un moment de réflexion collective sur l'apport théorique et politique de Mohammed Arkoun à partir de son texte inédit : « Penser l'espace géopolitique méditerranéen ». Présidée par Mme Rahma Bourqia, membre de l'Académie du Royaume, cette première séance a été marquée par la présentation d'interventions d'éminents intellectuels des deux rives qui ont toujours porté les grandes questions de la Méditerranée dans leurs pensées afin de réactiver ce « besoin de sens » pour lequel Arkoun a œuvré durant toute sa trajectoire intellectuelle.