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L'esprit de Tanger
Publié dans La Gazette du Maroc le 07 - 03 - 2005


Débats
Le 9ème salon international du livre de Tanger, tenu fin février, constitua un événement d'une rare qualité. La présence d'un grand nombre d'intellectuels, d'écrivains et d'artistes et la richesse des débats ont permis d'évoquer sans réticences les questions cruciales du devenir des sociétés arabo-musulmanes dans un monde en plein bouleversement. Tanger a retrouvé en une semaine de haute volée sa vocation de carrefour humain et intellectuel, ouvert sur tous les horizons.
Un événement : ainsi fut salué le 9ème salon international du livre de Tanger qui s'est tenu du 23 au 27 février dernier. Par la densité des débats et le riche aréopage des participants, ce rendez-vous fut réellement exceptionnel. Les questions les plus cruciales du moment où se joue l'avenir de l'humanité et en particulier des sociétés musulmanes ont été abordées de façon plurielle, informée et souvent passionnée. La qualité d'un tel forum fut aussi implicitement ressentie comme un signe de sympathie et d'appui à l'ouverture prônée par le Maroc et aux réformes qui y sont amorcées.
L'originalité de cette manifestation revient à ses organisateurs, l'Institut français de Tanger dirigé par Jean Luc Larguier et l'Association Tanger Région Action Culturelle, animée par Larbi R'Miki e Madiha Hajoui, le tout avec la précieuse collaboration de Nicole de Pontchara, poétesse et animatrice de rencontres culturelles fortement attachée au Maroc où elle a vécu une partie de sa jeunesse.
Le Salon du livre où prédominaient les éditeurs marocains fut surtout le cadre de cette rare rencontre de penseurs, chercheurs, écrivains, artistes venus d'Europe, du Maghreb et même d'Amérique latine.
Faut-il y voir aussi l'attrait singulier de Tanger qui, malgré les avanies du temps, ne cesse d'être fascinante. La vocation de l'immémoriale ville du Détroit d'où l'on perçoit la côte espagnole ne reste-t-elle pas celle de l'ouverture et des rencontres transcendant, avec intelligence et générosité, les frontières et les clivages ? Les organisateurs et animateurs du Salon semblent portés par cette ambition que l'on aimerait voir davantage partagée et soutenue.
Au moment où la ville sort d'une longue période de léthargie et attend du nouveau port en construction une promesse d'essor et de promotion, il n'est pas vain de rêver d'une réhabilitation de cette vocation.
L'affluence d'un public souvent jeune et taraudé par des interrogations, des inquiétudes et des attentes difficiles à démêler et à formuler, est révélatrice de cette nécessité d'accueillir et de participer à la réflexion et aux débats sur les réalités et les enjeux de notre époque.
Pensée de la complexité
L'ouverture du Salon sur une conférence du philosophe et anthropologue français Edgar Morin fut, à cet égard, emblématique. Examinant la question qui servit cette année de thème central au salon : "De quoi demain sera-t-il fait?", ce penseur de la complexité a souligné que notre époque est marquée par l'angoisse de l'incertitude. L'idée d'un progrès linéaire s'est effondrée. La raison elle-même a vu naître des perversions ainsi que les sciences (production d'armes de destruction massive, déshumanisation sous l'emprise du monde des techniques, dégradation de la biosphère). D'où les peurs du futur qui suscitent le retour des idéologies et des fermetures identitaires.
La mondialisation se traduit aussi par ces ambivalences : l'unité du monde s'accroît mais aussi sa dislocation.
Face à une évolution aussi inquiétante, car devenue imprévisible et non maîtrisable, comment concilier, dans la mondialisation inéluctable, à la fois l'unité et la diversité ?
Alors que l'on voit s'exacerber les antagonismes et les sources de conflits, il faudrait d'abord, selon Edgar Morin, être en mesure de penser la complexité. Le plus souvent ce sont les perceptions unilatérales ou manichéistes qui prédominent, nourrissant les exclusions et les négations réciproques.
La crise actuelle vient du fait que tout en se mondialisant, l'humanité n'arrive pas à se constituer en humanité pouvant s'auto-réguler. Avec la chute du camp socialiste et l'irruption du marché capitaliste tous azimuts concomitante avec le développement inouï des systèmes et technologies de communication, nous sommes en présence de l'infrastructure d'une société-monde. Seulement, précise Morin, il n'existe pas d'instances permettant de réguler cette supra-société. L'ONU est faible, ainsi que le droit international. La conscience d'un destin commun de l'humanité n'est pas très développée (à de rares exceptions comme lors de la catastrophe du tsunami en Asie où on a vu un sursaut de solidarité à l'échelle mondiale).
C'est de la conception et de la mise en place des instances de régulation de la société-monde que dépendra l'avenir de l'humanité. Cependant la mondialisation n'est pas seulement celle de l'économie non encore régulée. Elle est aussi celle des mouvements de démocratisation (comme en Amérique latine) et des droits de l'homme ainsi que des métissages culturels. Les aspects qualitatifs du développement humain doivent être davantage pris en compte. Malgré toutes les causes de pessimisme et d'inquiétude, il y a lieu de parier sur une mutation ou métamorphose qui permettrait de fonder la société-monde sur une base confédérative et non sur le modèle d'une société dominante. L'histoire des nations et des empires peut-elle être dépassée dans cette aléatoire mais non impossible perspective ?
Religion et société
L'ensemble des débats qui, sur les sujets les plus divers, ont fait salle comble, près d'une semaine du matin jusque tard dans la soirée, ont fait écho à cette problématique centrale. Les questions abordées sont celles des antagonismes identitaires, des clivages conflictuels et de la difficulté à construire un nouvel humanisme qui sans nier les singularités n'en reste pas moins porteur de valeurs communes, de convivialité et de solidarité.
Il n'est pas étonnant que les thèmes qui ont le plus focalisé l'intérêt furent ceux liés à la place prise par le religieux dans les sociétés musulmanes en proie à des évolutions politiques et sociales en difficulté.
La plupart des intervenants ont souligné qu'il faut surmonter le risque d'essentialisation de l'Islam dans lequel tombent aussi bien des islamologues occidentaux (Lewis, Keppel) que les salafistes musulmans. On ne peut en effet se référer à un Islam défini dans l'absolu car celui-ci, par définition, n'est pas immédiatement accessible. Il est nécessaire de préciser les vocables et les représentations par lesquelles on définit ou évoque l'Islam. Le jeune chercheur en herméneutique (science de l'interprétation) Rachid Benzine dont les propos et la démarche furent très suivis et applaudis n'a cessé d'en appeler au fait qu'il y a plusieurs Islams et qu'il ne faut pas surcharger ce vocable et le texte coranique à force de les invoquer pour toutes choses.
Les réalités sociales, politiques, culturelles doivent être prises dans leur singularité et non pas toujours par inférence à partir de tel ou tel verset coranique cité isolément. Pour Mohamed Ferjani, tout en Islam n'est pas de l'ordre de l'intemporel. La charia et les pratiques politiques sont le produit d'un long processus historique, notamment à travers l'instrumentalisation du religieux par des pouvoirs en mal de légitimité. Les Musulmans ne sont pas différents des autres humains en ce sens que tous à travers l'histoire ont eu besoin de concilier ce qu'ils croient avec ce qu'ils vivent. Comme les autres, ils ont aussi pratiqué les compromis, voire les compromissions les plus divers en les justifiant après coup par des interprétations commodes des préceptes religieux. Il prévoit que les islamistes finiront aussi par avaliser les compromis nécessaires pour faire face aux aspirations profondes à la liberté et à la démocratie, encore frustrées, de la majorité des populations.
La sociologue Soumaya Naamane Guessous a, dans une poignante évocation du drame des filles-mères sur lesquels elle a fait une enquête, jeté une lumière crue sur la contradiction entre d'une part les préjugés et les comportements souvent cruels dans notre société et d'autre part la référence formelle à la religion.
L'aveuglement à soi et à ses propres réalités est imputé par l'islamologue Mohamed Arkoun à la faillite des systèmes d'éducation, tant au Maghreb qu'au Machrek. Les sciences sociales et la philosophie ont été supprimées et l'arabisation un échec grave ("si la langue se défait, la pensée se disloque", a-t-il relevé). L'obscurcissement de la perception des sociétés arabo-musulmanes par elles-mêmes s'est accentué depuis les années 50 et s'est traduit par l'envahissement de la référence obsessionnelle à l'Islam. Le "travail de soi sur soi" qui a permis aux sociétés d'Europe occidentale de progresser et de se construire comme sujets de leur histoire n'a pu être entrepris sur le versant sud de la Méditerranée. Les versions idéologiques de la religion sont le produit de ces sociétés plutôt que l'inverse. Ainsi celles-ci sont-elles prisonnières de mythes comme celui du droit d'origine divine alors qu'il a été construit par les hommes.
Pensée critique et création
L'exigence d'une approche critique et du recours aux disciplines scientifiques modernes fut ainsi rappelée tout le long du Salon pour contrebalancer les effets délétères de l'idéologie. Les conditions de possibilité réelles d'un dialogue entre religions et cultures peuvent-elles être réunies alors que les crispations menacent de partout ? Françoise Smyth, spécialiste des études bibliques, en appelle à beaucoup de lucidité pour sortir des confinements dogmatiques et pour ne pas confondre le registre particulier des symboles religieux avec celui des réalités vécues dans les sociétés. Le théologien Claude Geffré en appelle ainsi plutôt qu'au dialogue des religions à "la convivialité et l'hospitalité" entre elles.
Rachid Benzine a rappelé qu'au préalable, il faudrait déjà que le dialogue puisse avoir lieu entre Musulmans, sans exclusion ni anathème, pour retrouver une foi débarrassée des surcharges politiques et sociales et pour aborder les problèmes des sociétés avec les outils les plus adéquats.
Faut-il y voir un début ? L'évocation dans une autre table ronde (avec Benjamin Stora) de la prise en charge de la mémoire des diverses périodes sanglantes et douloureuses de l'histoire contemporaine en Algérie et au Maroc met en évidence une évolution que l'on voudrait salutaire. Ce travail de vérité sur soi permettra de lever des non-dits, voire des tabous et constituer une initiation pour affronter, sans rétentions ni peurs, tous les aspects cruciaux en rapport avec l'histoire ou l'identité religieuse et culturelle.
Le second volet important de ce salon fut axé sur la création littéraire et artistique. Sur ce plan aussi, les intervenants ont cherché à privilégier le refus de la clôture et de l'enfermement dans les identités meurtries et meurtrières, les écoles sclérosantes, les nombrilismes culturels. Des auteurs comme Robert Solé ont évoqué avec chaleur et saveur les cultures de la convivialité, singulières mais foncièrement ouvertes et en empathie avec les autres.
La création elle-même, dans un monde menacé aussi bien par le nivellement mercantile que par les replis autistiques sur soi, est appelée à plus de liberté et en même temps de sensibilité aux autres. Alors qu'en Europe, en France notamment, la littérature centrée sur l'individu est menacée de dévitalisation, les littératures latino-américaines, africaines et d'Asie portent encore la densité du monde et des hommes aux prises avec leur condition. La présence de l'écrivain Driss Chraïbi et de son œuvre décapante en fut aussi l'illustration. Les arts plastiques ou l'expression corporelle sont aussi conviés à cette interrogation sur les possibilités qu'offre encore la création à l'homme. Interpellés par les nouvelles barbaries, les artistes ne sont pas en reste comme en a témoigné la belle et poignante exposition du peintre algérien Rachid Koraïchi en hommage aux 7 dormants que sont les moines assassinés à Tibhirine en 1996. A travers la profusion des sujets abordés et des débats, le Salon du livre de Tanger a ainsi privilégié deux pôles essentiels, celui de la réflexion critique et celui de la création. Il n'en faut pas moins pour nourrir l'espoir, tant déçu aujourd'hui, d'un avenir plus humain malgré les spectres qui étendent leur ombre.
Puisque nous y sommes, faut-il appeler cela l'esprit de Tanger ?


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