Deux ans après Deux ans après le choc du 16 mai 2003, le spectre de l'extrémisme terroriste est loin d'être dissipé. L'action menée par l'Etat sur quatre axes primordiaux permet-elle de cerner tous les aspects déterminants ? La question de l'approfondissement des réformes pour transformer durablement le contexte reste plus que jamais posée. Où en est-on, deux années après, avec les attentats terroristes du 16 mai 2003 qui avaient soudainement plongé Casablanca et le pays dans l'horreur et révélé la menace d'un danger mortel ? “Le pire serait de s'installer dans une sorte de banalisation de cet événement”, s'inquiète un jeune activiste d'une association de la métropole. Il traduit ainsi un sentiment diffus : compte tenu du choc ressenti face à cet excès de violence si inattendu, il ne faut pas s'y faire, on doit garder très vive la réaction de rejet initiale. C'est que, pour beaucoup, malgré d'inquiétants signes avant-coureurs précédant le soir fatidique, le Maroc constituait une exception. La spécificité marocaine, nourrie par un nationalisme que l'on pensait indestructible, semblait préserver la société et lui assurer un minimum de cohésion, malgré les graves disparités sociales. C'est ce qu'avaient exprimé la plupart des témoignages recueillis à chaud dans les quartiers et les régions les plus divers. Le choc, l'incompréhension et l'inquiétude étaient on ne peut plus manifestes. C'était comme si la société se découvrait autre qu'elle même et se demandait quel mal secret avait pu ainsi la défigurer. Les positions et les comportements manifestés par l'Etat et les différentes forces politiques et sociales depuis lors sont, par leurs constantes et leurs évolutions, très significatives. La réaction immédiate et tout à fait prévisible de l'Etat fut de prendre des mesures rapides, à la fois d'ordre coercitif et préventif, sur le plan sécuritaire, à commencer par l'adoption d'une loi antiterroriste. Cette action jugée efficace dans l'immédiat a cependant soulevé des objections quant à son ampleur, puisqu'elle a ratissé large dans les milieux intégristes et aussi à propos de la stricte observation des procédures garantissant les droits des suspects et des prévenus. Cela a donné lieu à un débat qui se poursuit toujours. À la suite de procès très suivis par l'opinion, 2112 condamnations ont été prononcées dont 903 à titre définitif et 17 à la peine capitale. Présence de l'extrémisme Les enquêtes et les procès ont conclu à l'existence de cellules plus ou moins “dormantes” dont les membres se préparaient à commettre des attentats. Le réseau de la “Salafya Jihadya” a pu ainsi être mis à découvert et les forces de sécurité s'emploient à le démanteler ou à en prévenir la reconstitution. Des caches d'explosifs et d'armes ont pu êtres découverts dans plusieurs villes. Le discours jihadiste a, dans ce contexte, été mis en évidence : sa violence outrancière, et sa prétention à déclarer impie tout ce qui ne lui ressemble pas ont suscité un rejet quasi-unanime. Même les mouvements islamistes qui se présentent comme “modérés”, comme Al Adl Wal Ihsane ou le PJD, ont tenu à se disculper et à condamner avec plus ou moins de netteté cet extrémisme takfiriste et prônant le terrorisme. La politique de l'Etat a visé aussi à isoler les éléments extrémistes et à exiger que les autres courants islamistes se démarquent d'eux sans détours. Sur un plan plus fondamental, un effort intense a été déployé pour réaffirmer l'orthodoxie religieuse de l'Etat, avec la prééminence du statut d'Amir al Mouminine (commandeur des croyants) du roi et l'unité doctrinale malékite. Les valeurs fondamentales de modération excluant toute dérive extrémiste ainsi que de tolérance et de coexistence avec les autres religions et croyances ont été plus que jamais défendues et illustrées. L'effort de “restructuration du champ religieux” a précisé les contours de la politique de l'Etat visant à mieux maîtriser l'esprit et la lettre des prêches et des formations religieuses ainsi que la nature et le fonctionnement des mosquées et autres lieux de culte. Le nouveau ministre des Habous et des affaires islamiques, Ahmed Tawfiq, assume avec conviction et doigté cette mission fort délicate quand on sait que le terrain dont il a hérité fut particulièrement miné lors du long magistère de son prédécesseur, M'daghri Alaoui, dont les sympathies avec un certain intégrisme n'étaient pas un secret. L'héritage historique marocain valorisant notamment le soufisme sous ses formes à la fois savantes et populaires est désormais davantage revendiqué. L'adoption du nouveau code de la famille fut un moment essentiel de cette volonté d'agir sur le contexte au lieu de la subir et de régresser vers le modèle social prôné par les intégrismes. La démonstration était faite que tout en respectant les cadres doctrinaux musulmans, on pouvait réformer le statut de la femme et de la famille et donc on relativisait les prescriptions précédentes naguère encore présentées comme immuables et d'ordre divin. Autre champ d'intervention pour tenter d'assécher le marais social où l'intégrisme se propage : les actions dites de proximité, de solidarité et de filets sociaux. L'impulsion donnée reste encore tributaire des véritables réformes structurelles à entreprendre et d'une mobilisation plus vaste et plus conséquente en matière de lutte contre le chômage et la pauvreté. L'attitude de l'Etat a ainsi combiné une sévère intervention sécuritaire, un isolement de l'extrémisme, une action qui se veut plus cohérente en matière doctrinale et de régulation du champ religieux et une volonté de réforme et de prise en compte du social pour garder l'initiative et commencer à transformer le contexte. Quatre axes Ces quatre axes ne vont pas sans rencontrer des résistances ou des ambiguïtés. De la manière dont celles-ci seront confrontées et gérées dépendra le succès final de la ligne adoptée. Il y a tout d'abord la question des détenus de la Salafya Jihadya qui, à la veille du deuxième anniversaire des attentats du 16 mai, ont déclenché un mouvement de grève de la faim pour exiger leur libération pure et simple. Erigés en porte-parole, les quatre “cheikhs” considérés comme les propagandistes du jihadisme au Maroc, Abou Hafs, Hassan Kettani, Omar Haddouchi et Mohamed Fizazi, joueraient un rôle de coordination de cette grève des “prisonniers d'opinion et de croyance” comme l'indiquent les communiqués diffusés sous ce sigle. Se proclamant “innocents” des actes terroristes commis ou de l'appartenance à la Salafya Jihadya, ces détenus récusent les verdicts prononcés à leur encontre et affirment avoir subi de graves sévices avant et après leur condamnation. Des hebdomadaires qui avaient depuis longtemps offert complaisamment leurs colonnes aux propos les plus extrémistes des “cheikhs” incriminés appelant à reconvertir l'Etat et la société à leur conception de l'ordre religieux, cherchent encore à faire sensation avec le “martyre” de ces mêmes personnages. Que la question des droits de ces détenus, voire de la révision de certains procès, soit posée comme elle l'est par les associations de défense des droits de l'homme est une chose mais qu'à nouveau on tende le micro aux tirades jihadistes, à longueur de colonnes, sans réserves ni contrepoints, cela dénote pour le moins d'une inconscience persistante qui semble avoir oublié qu'il y a eu tout de même un 16 mai. La virulence des communiqués publiés et des déclarations de Mohamed Fizazi depuis sa prison (rapportées par “Annahar al maghribya” du 12 mai) indiquent une attitude offensive. Selon ce “cheikh”, les attentats de Casablanca seraient l'œuvre des services secrets marocains et non pas d'adeptes d'Al Qaïda car celle-ci ne les a pas revendiqués ! Ces attentats n'auraient eu pour but que de procéder à l'arrestation et à la répression de milliers de gens innocents ! Un défi est lancé au pouvoir, toujours aussi honni, pour que le choix ne reste qu'entre la libération immédiate ou la mort des grévistes de la faim. Le ministre de la justice, Mohamed Bouzoubaa, a précisé, là-dessus, que si les conditions de détention pouvaient être discutées, il ne pouvait être question de passer outre des décisions de justice. Seule la procédure légale peut être invoquée comme le recours en grâce. Celui-ci qui a permis jusqu'ici la libération de 44 détenus est cependant refusé par les chefs de file du mouvement de grève, lesquels ne reconnaissent pas plus les verdicts que les juridictions qui les ont prononcés et vouent aux gémonies aussi bien le nouveau règne que les partis politiques. Offensive Cette offensive, à l'occasion de l'anniversaire du 16 mai, des adeptes du jihadisme révèle la persistance du langage et du style propres à cette tendance, au-delà des seuls aspects judiciaires que pourrait poser tel ou tel cas. L'attitude des islamistes “modérés” semble aujourd'hui moins inhibée qu'il y a deux ans. En ne cachant pas une certaine sympathie pour le mouvement de grève des détenus de la Salafya Jihadya, le journal proche du PJD fait écho à leur revendication, reprenant avec plus d'assurance les soupçons à l'encontre des arrestations et des verdicts, estimant qu'il y a eu des excès et des violations. Au lendemain du 16 mai 2003, le PJD ainsi qu'Al Adl avaient jugé prudent de se faire tout petits en attendant que le vent passe. Tout en participant au chœur national de la condamnation du terrorisme, ils n'ont cessé de laisser entendre que la seule façon de contrer l'extrémisme était d'adopter la politique islamiste qu'eux préconisaient. À mesure que les mois passaient, les “modérés” n'ont cessé de s'enhardir et de prendre un ton plus critique au nom d'un conservatisme populiste plus ou moins ouvertement hostile (selon qu'il émane d'Al Adl ou du PJD) aux réformes lancées. Ce fut le cas pour le nouveau code de la famille qui, sans être rejeté de jure, l'est souvent de facto à travers les réticences, les contestations partielles ou d'ordre pratique, voire les attaques dans les cercles fermés ou les réunions électorales. Les campagnes hostiles aux festivals, aux concerts sur les places publiques (comme dernièrement celui d'une star libanaise à Jamaâ al Fna à Marrakech), et le soupçon d'immoralité et donc de “non islamité” entretenu à tout propos continuent d'être l'essentiel de la nourriture idéologique servie. On reste ainsi face à des mouvements qui manifestent une incapacité ou tout au moins des difficultés à rompre avec l'idéologie simpliste, réductrice et incantatoire qui fut jusqu'ici payante pour eux politiquement. Leurs adversaires ont soumis cette idéologie à un feu nourri de critiques bousculant tous les tabous et toutes les restrictions mentales. Des débats plus intenses ont permis de porter sur la place publique les notions de laïcité et d'interprétations multiples du Coran et de la tradition musulmane. C'est ainsi qu'on a pu expliquer que si l'idéologie islamiste peut servir à exprimer des frustrations, réelles ou imaginaires ou encore à fournir des compensations à des ressentiments ou des humiliations face à l'Occident dominateur, en aucun cas elle ne saurait suffire à prendre en charge les réalités économiques, sociales, culturelles et psychologiques complexes d'une société en mal de transition et de développement concret. Vaste débat qui, dans le contexte actuel, ne paraît pas encore être assez soutenu et propagé dans toutes les couches de la société. Dans un contexte miné par les retards économiques et culturels et par la misère sociale de plus en plus urbanisée et déstructurante, le besoin d'une perception rationnelle et objective est aussi une nécessité vitale. Ceci avec des instruments de pensée et d'action non grevés par les mythes servis à tout propos. Sans des perspectives réalistes et fondées sur la raison et l'effort, on ne fait qu'alimenter l'illusion, la fermeture et l'exaspération qui conduisent à l'extrémisme et au terrorisme. Clin d'œil aux Américains Or loin de cette remise en cause des rigidités idéologiques qui les caractérisent (malgré les impasses des régimes islamistes réels en Iran, au Soudan, en Afghanistan ou en Arabie) on assiste au contraire, à une sorte de complaisance dans l'auto-justification chez nos islamistes “modérés”. C'est ainsi que parmi eux, on laisse entendre ces derniers temps, que les Américains et les Européens n'excluent plus de les voir venir au pouvoir et qu'ils pourraient constituer un rempart contre le terrorisme. Ceci d'autant plus qu'ils pourraient participer à une gestion du libéralisme économique, et que des affinités avec les néo-conservateurs américains, eux aussi se réclamant de la religion, ne sont pas à exclure. Toutefois le modèle turc qui met à l'aise les Américains ne semble plus être en odeur de sainteté pour le PJD du Dr Othmani qui souligne les différences et spécificités du Maroc Invitée aux USA pour y donner des conférences sur les mouvements islamistes au Maroc, Nadia Yassine, la fille du leader d'Al Adl Wal Ihsane, a voulu séduire son auditoire en indiquant que le système prôné par ces mouvements “est le plus proche de la démocratie”. Sur cette lancée, elle a même confié qu'elle “aspirait à une république avec des partis libres en concurrence” et que “la monarchie n'est pas légitime”. On ne sait si l'intéressée va démentir ou confirmer ces propos, mais, le cas échéant, elle devrait préciser si la république de ses vœux est plus proche du type iranien ou du type américain et quelles données concrètes permettent de prétendre à l'avance qu'elle sera plus légitime que la monarchie marocaine ? Avec une telle légèreté et de tels fantasmes veut-on se présenter comme une alternative crédible au pouvoir actuel ? Ceci au moment où la véritable question posée aux mouvements islamistes “modérés”, surtout depuis le 16 mai, est bien de faire d'abord la preuve qu'ils ne cultivent pas le terreau de l'extrémisme et qu'ils peuvent s'émanciper de l'obscurantisme primaire. Devant la persistance des dangers de dérive, notamment dans un contexte économique défavorable, on conçoit que les réformes essentielles d'ordre politique, culturel, économique et social restent la seule perspective salutaire. Depuis le fatidique 16 mai, ceci relève de l'urgence.