Interview exclusive de Noël Goutard, ancien PDG de Valeo et président de NG Investments Noël Goutard, figure incontournable dans le monde de l'industrie et du «big business » sur la scène internationale est un patron atypique. Né à Casablanca en 1931, Nöel Goutard s'est forgé un nom dans l'univers impitoyable de l'entreprise. Il vient de publier «L'Outsider : chroniques d'un patron hors norme», édité par Village Mondial où il relate son parcours de combattant. Dans un entretien exclusif accordé à Challenge Hebdo et à La Gazette du Maroc, il nous parle à cœur ouvert. LGM : vous avez le monde de l'entreprise dans les gênes ? Nöel Goutard : mes ancêtres ont toujours été dans l'entreprise. En famille, on en parlait à table ou entre nous. J'ai toujours entendu des discours et des propos qui portaient sur les affaires. Ce milieu vous forme. Vous êtes amoureux de vos «chaînes» comme on dit ? (rires) : on suit sa nature. C'est ainsi que je suis entré en affaires. J'ai débuté à New York. J'ai aussi fait mes classes dans les sociétés américaines comme Pfizer. Votre parcours est atypique : une enfance marocaine, une licence en droit et à vingt ans, vous voilà à New York. Est-ce la fascination ou le rêve américain que vous recherchiez ? Le Maroc a connu les militaires américains en 1942, bien avant la libération de l'Europe. Pendant cette période, l'armée américaine a été omniprésente au Maroc et a fait preuve d'une organisation remarquable à l'époque. Dans votre livre, on découvre une autre fascination pour l'Asie et l'histoire dans la mesure où vous alliez votre réussite à l'empire romain et au Soleil Levant ? La culture est un atout et je me réfère aux racines européennes et moyen-orientales. J'ai d'ailleurs été exposé au Maroc, à son histoire et à sa culture. C'est ce qui vous a poussé à ouvrir la première antenne Pfizer à Casablanca, ? Je l'ai montée lorsque Pfizer m'a demandé de développer ses affaires en Afrique. Tout naturellement, j'ai créé une antenne dans ma ville natale. Vous écrivez en page 57 : “… À l'âge de 40 ans…aguerri, ayant conservé le goût du risque et le non-conformisme américains, je peux affronter les défis que m'offre la plus innovante des multinationales, le titan Schlumberger…”; Pouvez-vous comparer le management américain et français ? J'explique que dans les années 60, la France et l'Europe étaient encore très cloisonnées. Le marché commun était naissant et les pays travaillaient à l'échelle nationale. On n'égalait donc pas la taille du marché américain. Aujourd'hui, je pense différemment. L'intégration de l'Europe s'est faite et les sociétés françaises ont évolué. Si vous regardez les 500 premières sociétés mondiales, vous constaterez que la France avec ses 39 sociétés (parmi les 500), occupe la troisième place derrière les Etats-Unis et le Japon et avant l'Allemagne et la Grande-Bretagne. Cela prouve que les grandes sociétés françaises se sont adaptées à la mondialisation et ont su atteindre des tailles qui les classent parmi les premières. Mondialisation oblige, vous insistez sur la nécessité de s'internationaliser ou de disparaître. Comment s'y prendre ? Vous avez deux types de sociétés : des sociétés nationales et des sociétés internationales. Au Maroc, vous avez une configuration de sociétés nationales car le pays n'appartient pas encore à un grand bloc comme l‘union européenne ou l'Union des pays du Maghreb avec un libre-échange entre tous ces pays … Au cours de votre carrière dans le «big business», on a fait appel à vos compétences pour sauver des entreprises malades ou agonisantes. L'exemple le plus frappant est Valeo. Parlez-nous de votre stratégie que vous déclinez en 5 axes : l'implication du personnel, un système de production, l'intégration des fournisseurs, l'innovation constante et la qualité totale ? Il est essentiel d'identifier les forces et les faiblesses de la société que vous dirigez. Si vous prenez Valeo qui était en décadence, la première chose à faire, était d'analyser ses forces et ses faiblesses et se concentrer sur ses forces en minimisant ses faiblesses. Cette société était motivée et très organisée pour faire de l'automobile. Mes prédécesseurs cherchaient à la diversifier. J'ai donc vendu toutes les sociétés du groupe non spécialisées dans l'automobile. J'ai aussi concentré les ressources humaines, financières et industrielles de Valeo sur l'activité centrale : l'équipement automobile. De là, on a pu investir, développer des équipes et s'internationaliser. Nous avons mis au point des techniques de pointe dans le domaine de la qualité et des services clients et du «Just in time» : les livraisons juste à temps. Nous avons très vite enregistré une réduction du coût d'environ 30%. Une amélioration considérable de la qualité a permis de regagner la confiance des clients. Dès lors, nous avons pu aborder des marchés aussi compétitifs que l'Allemagne, les Etats-Unis et le Japon. Lorsque vous posez un pied sur ces trois continents (Europe, Amérique du nord et Japon comme continent dans le sens automobile), vous contrôlez le marché automobile à 80 ou 90%. Cela nous a permis de passer d'un chiffre d'affaires de 1.5 milliard d'euros à 10 milliards d'euros en quelques années et de faire de Valeo un des plus grands équipementiers mondiaux. Est-ce pour cela que vous affirmez que l'expérience de Valeo dépasse le cadre de l'entreprise et marque durablement le paysage industriel français des années 90 du siècle dernier ? Oui ! La société est devenue une star sur le plan boursier et un modèle d'organisation et de performance dans un métier aussi dur que l'automobile. C'était assez exceptionnel quand même ! Comment et pourquoi ? Nous avons abordé le management non pas comme un art. Souvent on parle de l'art du management. Je n'y ai jamais cru. Pour moi et à 90% , le management est une discipline. Ce sont des méthodes. Personnellement, je me promène toujours avec une check-list d'urgences et de priorités. Et tant que cette liste n'est pas cochée et faite, je m'accroche à chacune des lignes de cette check-list jusqu'à ce que mes collaborateurs aient accompli le programme mis sur pied et que l'on puisse rayer de la liste des urgences telle ou telle ligne. C'est une question de persistance méthodique et de vérification constante. Il faut par ailleurs être toujours attaché à l'observation des résultats tout en étant flexible. Vous semblez préférer la méthode au génie. Vous êtes cartésien ? (rires). En effet, il ne faut pas être un grand génie pour diriger une entreprise. Les qualités de méthode, de discipline personnelle et de discipline au niveau de toute l'organisation doivent être tournées vers les mêmes objectifs que le patron. Et c'est au patron de créer les conditions de cette focalisation. Après 54 ans dans le monde de l'entreprise et de l'industrie, vous vous «investissez» dans la finance en créant votre propre société NG Investments. Pourquoi ? J'ai passé des décennies dans l'industrie. J'avais trouvé un successeur dans Valeo. Et je me suis dit tu as toujours travaillé pour les autres et dans les entreprises des autres. Tu dois monter ta propre entreprise et montrer ce que tu sais faire. Et c'est ce que j'ai fait en montant NG Investments qui s'est allié avec LBO France, une grande société d'acquisition de grandes sociétés. Quels conseils donneriez-vous aux patrons marocains ? Si vous voulez développer votre entreprise, si vous ne voulez pas avoir une entreprise seulement artisanale, il faut absolument que vous ayez une équipe que vous développiez, que vous lui donniez des responsabilités. C'est là où les esprits, les compétences et le professionnalisme se développent. L'accord de libre-échange conclu entre le Maroc et les Etats–Unis entrera en vigueur en janvier 2006. Comme vous connaissez parfaitement le marché américain, comment les opérateurs marocains doivent l'approcher ? D'abord c'est un marché sur lequel il faut avancer pas à pas parce que c'est un marché assez redoutable dans ce sens où si vous vouliez vendre aux Etats –unis, il vous faut des moyens considérables. Le marché étant tellement grand, la distribution nécessite un dispositif très lourd et onéreux. Deuxièmement, c'est un marché où les intermédiaires prennent des marges colossales et laissent peu de marges à l'industriel producteur. Par conséquent, il ne faut pas s'avancer, me semble-t-il aux Etats – unis, sur des produits génériques. Il faut trouver une spécialité, un produit très spécifique marocain. À ce moment-là, vous pouvez effectivement avancer à la condition que vous ayez un distributeur intègre qui commence à vous vendre localement qui signifie quand même un grand territoire… Quelle est donc votre vision d'avenir pour le Maroc et pour les jeunes ? Le Maghreb est une région d'avenir. Le Maroc est un pays d'avenir. La question qui peut paraître comme un obstacle pour les jeunes marocains est qu'il est probablement difficile de trouver des crédits. Concernant les jeunes, nombreux sont ceux qui sont statufiés par les diplômes qu'ils ont eus et ne veulent pas ou ne commencent pas au bas de l'échelle. Je leur dis soyez pragmatiques. Prenez les boulots qu'on vous offre; ce qui compte, c'est de bien voir si la société est valable. Le reste viendra. Avez-vous un regret ? Il ne faut pas avoir de regret. Il faut savoir tourner la page. J'ai peut-être acquis du Maroc un certain fatalisme. Je ne regarde pas en arrière. J'avance. En termes automobiles, vous ne pratiquez pas la politique du rétroviseur? (éclats de rires). C'est très bien dit. Je ne pratique pas la politique du rétroviseur. Je ne regarde pas dans le rétroviseur parce que j'ai 74 ans et j'ai toujours des projets devant moi et je pousserai toujours devant moi. C'est ça la vie; c'est une aventure. Jusqu'au dernier moment. J'ai toujours considéré que la vie est une aventure. Un esprit aventureux ne revient pas derrière. Il va d'aventure en aventure. C'est mon cas. Quel est le secret de votre « jeunesse» ? Le Ciel m'a donné une bonne santé. Condition importante pour diriger une entreprise. Il faut avoir une bonne santé physique et psychologique et pas d'excès. Il faut mener une vie avec une certaine rigueur. Obligés de vous discipliner. Il ne faut pas trop boire, trop manger, ni trop dormir. Il faut avoir aussi une bonne santé sur le plan familial et personnel. J'ai eu la chance d'avoir une famille formidable. Il faut avoir une vie privée. Je lis beaucoup. Je m'intéresse à l'art contemporain. Il faut équilibrer sa vie de façon à ce que le business ne devienne pas une obsession et qu'en même temps, vous vous mainteniez en forme physiquement.