Je l'avoue, je l'ai acheté. 19,90 euros. Et d'ailleurs, je vois bien que Jérôme Kerviel se moque de moi, avec son regard sérieux et son air de jeune premier en gros plan sur la couverture. Eh bien oui, le tristement célèbre trader vient de publier un livre témoignage chez Flammarion, sobrement intitulé «L'engrenage, mémoires d'un trader», et je viens de le finir. Pourtant, j'en avais auparavant discuté avec d'autres collègues dans la salle de marché. Et le verdict était unanime et sans appel : «En plus, on devrait donner de l'argent à cet idiot en achetant son bouquin? Jamais !». J'acquiesçai moi aussi, évidemment. Cette réaction un peu épidermique était tout à fait justifiée. En perdant un montant colossal dans des opérations frauduleuses, Jérôme Kerviel avait fait énormément de mal à la profession d'opérateur de marché. D'un seul coup, toutes les idées reçues et les préjugés autour du monde des salles de marché ont été publiés, discutés. Tout le monde s'était alors improvisé spécialiste en finance de marchés et décrivait avec une imagination totalement débridée les excès de la profession de trader, et le besoin immédiat de l'éradiquer de la surface de la Terre. Être comparé à un voyou notoire n'a rien d'agréable, et c'est à cette époque que j'ai dû m'inventer, comme beaucoup, une autre profession à donner lorsque j'étais présenté à quelqu'un, pour éviter d'avoir à défendre mon métier. Celui de «contrôleur de gestion» ou de «comptable» était parfait pour moi ; cela avait l'air juste assez sérieux et ennuyeux pour couper court aux discussions professionnelles. Et pourtant, j'ai bien fini par acheter le livre, la curiosité était trop forte. Je voulais en savoir un peu plus sur les motivations de celui qui avait occasionné la plus grosse perte de trading jamais encaissée sur les marchés. En le parcourant, je me souvenais de cette journée du 21 janvier 2008, où les indices européens avaient fortement chuté, alors même que Wall Street était fermé. Quelques jours plus tard, le président de la Société Générale, Daniel Bouton, annonçait la découverte d'une fraude monumentale dont le montant, jamais vu jusqu'alors, atteignait 4,9 milliards d'euros. Les détails qui ont circulé peu après, ont dévoilé l'ampleur de la fraude : un opérateur avait construit une position non autorisée colossale. Il s'était porté acheteur d'indices actions pour un montant de 40 milliards d'euros. Cela représentait, à l'époque des faits, le montant de la capitalisation totale de la banque... C'était impensable. Avant d'annoncer la nouvelle au monde entier, la banque avait pris soin de clôturer la position incriminée sur les marchés, et c'est justement ce qui avait occasionné la chute brutale des bourses européennes le lundi précédent. La Société Générale, on s'en rendait compte, était passée tout près de la catastrophe, peut-être même de la faillite, si l'affaire s'était ébruitée avant la liquidation des positions. 4,9 milliards d'euros... Le chiffre est depuis resté célèbre dans les salles de marché, puisqu'on l'a utilisé par dérision comme unité de mesure. Comme on utilise le Watt ou le Becquerel, on s'est mis à compter en «kerviels» : 10 milliards d'euros égalent 2,04 kerviels. Amusant, certes, mais on n'oubliait pas que les conséquences avaient été désastreuses, à la fois en termes d'image pour la banque en général, mais aussi pour le gouvernement français qui voyait son budget largement amputé : la Société Générale n'avait plus de bénéfices, et donc ne devait plus payer d'impôts !Les questions qui me taraudaient à l'époque des faits, et qui d'ailleurs ont fait que j'ai honteusement acheté le livre étaient simples, mais restaient pourtant sans réponse : comment une grande banque comme la Société Générale, qui était connue comme ayant le service de gestion des risques le plus pointu au monde, qui plus est piloté par une armée de polytechniciens, pouvait-elle avoir laissé passer une fraude aussi énorme ? Et surtout, l'aspect psychologique du trader m'échappait complètement. Pourquoi avait-il fait ça ? Il ne s'est jamais enrichi, et n'a pas détourné un seul centime de sa banque. Le mobile de l'escroquerie était donc écarté. On peut également admettre qu'un individu mentalement faible puisse être entraîné dans une spirale négative, où il masque ses pertes, devenues trop importantes pour être assumées, et s'enfonce en essayant de se rattraper. L'histoire de la finance a produit plusieurs cas célèbres. Mais ce n'était pas son cas non plus. Avant de perdre énormément début 2008, il est avéré que Jérôme Kerviel avait réalisé à la fin de l'année 2007 un gain astronomique de 1,5 milliard d'euros, soit près de cent fois plus qu'un montant «dans la norme» pour un très bon opérateur. Pour parvenir à ce résultat, il avait bien sûr pris des risques gigantesques, que jamais la banque n'aurait pu tolérer si elle en avait eu connaissance. Et il a dû masquer complètement ce résultat positif, il ne pouvait pas s'en vanter, et pour cause ! En termes de risques encourus, celui qui gagne une telle somme n'est pas un bon opérateur, mais un dangereux psychopathe, qui met en péril des dizaines de milliers d'emplois... Après avoir lu son livre, je ne comprends toujours pas ses motivations. Ce n'était pas un génie de la fraude informatique, comme on aurait pu le croire. Il a tout simplement profité des failles du système de contrôle géré par des équipes débordées, grâce à de petites astuces apparemment assez simples. Sa ligne de défense est répétée à l'envi tout au long du livre : s'il en est arrivé là, c'est que la banque l'a encouragé, ou n'a pas su l'en empêcher. Et depuis tout ce temps, il ne semble toujours pas se rendre compte des sommes véritablement monstrueuses qu'il a engagées, ni des risques qu'il a fait encourir à sa banque. Un psychopathe, vous dis-je ! Mais ce sera au tribunal d'en juger, lors de son procès qui démarrera le 8 juin. Il encourt une peine de 5 ans de prison et 375.000 euros d'amende. Une misère ! Cela ne représente même pas 0,01 kerviel...