Professeur d'économie à l'UM6P Souvent perçue comme un indicateur d'alarme, la dette publique est l'objet de jugements tranchés, parfois hâtifs. Or, comme tout instrument économique, elle n'est ni intrinsèquement bonne, ni fondamentalement mauvaise. Tout dépend de son usage, de sa structure et du contexte macroéconomique dans lequel elle s'inscrit. Avec un taux d'endettement d'environ 77% du PIB, le Maroc n'échappe pas à ce débat. Faut-il s'en inquiéter ou au contraire y voir un levier de développement ? Une analyse plus lucide s'impose. Un endettement tourné vers l'investissement La dette marocaine est majoritairement intérieure, près de 75% en dirhams, limitant ainsi les risques de change. Surtout, elle finance massivement des projets structurants : infrastructures, ports, TGV, énergies renouvelables, santé, éducation, urbanisation... Un effort appelé à s'intensifier à l'approche de la Coupe du monde 2030. Il ne s'agit donc pas d'une dette de consommation, mais d'un pari stratégique sur l'avenir. Une lecture croisée des indicateurs macroéconomiques Pour juger de la viabilité d'un endettement public, il est nécessaire d'aller au-delà du seul volume d'investissement. D'autres indicateurs macroéconomiques permettent d'en évaluer les effets réels et les perspectives à long terme. La croissance économique a atteint +3,4% en 2023, avec un objectif de +3,9% en 2025. Ce rythme reste insuffisant pour espérer le statut de pays émergent. Une croissance de 6 à 7% serait nécessaire pour absorber un chômage qui s'élève à 13,3%. La dynamique actuelle est également trop lente pour générer suffisamment d'emplois à la hauteur des besoins. Le poids du secteur informel demeure important, ce qui freine la compétitivité et complique l'assainissement fiscal. Quant à la structure des investissements, elle reste déséquilibrée : deux tiers proviennent du secteur public, contre un tiers seulement du secteur privé, alors qu'une dynamique saine voudrait l'inverse. Sur le plan de la gouvernance, la lutte contre la corruption marque le pas. Le Maroc recule avec un score de 37/100 au classement international, occupant la 99e position mondiale. L'indice de développement humain (IDH), à 0,710, place le pays au 120e rang sur 193. La balance commerciale se stabilise progressivement grâce aux exportations industrielles et au tourisme. Les investissements directs étrangers sont en hausse, soutenus par des secteurs porteurs comme l'hydrogène vert, l'électronique automobile et les centres de services. L'industrie représente 25% du PIB. En revanche, la recherche et développement reste marginale, à seulement 0,66% du PIB, et la brevetabilité demeure faible avec moins de 250 brevets déposés par an. Comparaisons internationales : la dette comme levier de compétitivité La dette n'est pas un mal en soi, comme en témoignent plusieurs modèles internationaux. Des pays très endettés réussissent à transformer leur endettement en moteur de compétitivité. La Chine, avec une dette supérieure à 80%, consacre 2,4% de son PIB à la recherche. L'Inde, endettée à hauteur de 84%, mise sur le numérique et le spatial. Singapour, dont la dette dépasse 130%, conserve sa note AAA en transformant sa dette en gains de productivité. Ces exemples montrent que le véritable enjeu n'est pas le niveau d'endettement, mais la manière dont il est géré. C'est la capacité à en tirer des effets positifs durables qui fait la différence. Une situation intermédiaire : vigilance, pas panique Le Maroc se situe dans une zone hybride. Ni en crise, ni totalement en maîtrise. Il n'y a pas de motif d'alarmisme, mais aucune raison non plus de relâcher l'effort. Cette position appelle à une vigilance active, nourrie de réformes ciblées pour transformer cette phase charnière en levier de transformation. Le chantier immatériel : le grand oublié Le véritable saut qualitatif dépendra moins d'infrastructures visibles que d'avancées sur des terrains immatériels souvent négligés. Les priorités sont claires : lutter contre la corruption, réduire le sentiment d'impunité, réformer en profondeur la justice, restaurer la confiance entre l'Etat, les institutions et la société civile, assainir les administrations publiques, accélérer la digitalisation des services pour en améliorer la qualité et la transparence, réformer l'éducation pour élever le capital humain et instaurer une fiscalité plus juste et plus incitative à la création de richesses. Redonner la main au secteur privé L'objectif est désormais de faire en sorte que l'investissement privé représente les deux tiers de l'effort global. C'est la clé pour renforcer la résilience de l'économie, stimuler l'innovation et l'emploi, réduire la dépendance à l'investissement public et améliorer la compétitivité du pays. Mais cette ambition suppose un préalable fondamental : restaurer la confiance entre les acteurs économiques, la société civile et les institutions. Conclusion : transformer l'endettement en levier de montée en gamme Le Maroc se trouve à un tournant stratégique. S'il engage les réformes immatérielles nécessaires, il pourra convertir sa dette en levier de développement durable, d'innovation et de montée en gamme. À défaut, il risque de s'installer dans une dépendance molle, à mi-chemin de ses ambitions..