Au Maroc, une réforme de fond se déploie : les Programmes de développement territorial intégré (PDTI). Pensés comme la colonne vertébrale du développement local de demain, ils visent à corriger les déséquilibres territoriaux persistants. Adossés à une vision royale claire et encadrés par une méthodologie rigoureuse, ces programmes suscitent autant d'espoirs que de défis. Enquête sur les rouages d'un chantier méthodique, participatif et stratégique. «Il n'y a de place, ni aujourd'hui, ni demain, pour un Maroc à deux vitesses». Ces mots, prononcés par le Roi Mohammed VI à l'occasion du discours du Trône le 29 juillet 2025, résonnent comme une injonction à corriger les fractures territoriales qui entravent encore le développement équilibré du Royaume. Quelques semaines plus tard, le ministre de l'Intérieur Abdelouafi Laftit emboîtait le pas en adressant une circulaire à l'ensemble des walis et gouverneurs, les appelant à préparer «une nouvelle génération de programmes intégrés de développement territorial», à l'échelle des préfectures et provinces. Dans les douars escarpés du Haut-Atlas, dans les oasis menacées du Sud, comme dans les bourgs en mutation de la côte méditerranéenne, un processus silencieux mais fondamental est ainsi à l'œuvre. Initiée par la plus haute autorité du pays, la nouvelle génération des Programmes de développement territorial intégré (PDTI) s'installe dans le paysage marocain comme l'instrument de réconciliation des territoires avec la justice sociale et économique. Ce chantier stratégique, amorcé par les discours du Roi Mohammed VI en juillet et octobre 2025, marque un tournant dans la manière de penser le développement. Le 29 juillet 2025, à l'occasion de la Fête du Trône, le Souverain a plaidé pour une rupture nette avec les canevas classiques du développement social. Son ambition ? Construire un Maroc du progrès inclusif, où aucune région ne reste à la marge. Quelques mois plus tard, lors de l'ouverture de la session parlementaire d'octobre, il précisait les priorités : traiter la très grande précarité dans les zones montagneuses et les oasis, exploiter durablement le littoral, et accélérer le développement des centres ruraux émergents. En réponse, la circulaire n°1300/cab du 15 août 2025 a fixé le cap opérationnel. L'ensemble des walis et gouverneurs du Royaume ont été invités à enclencher l'élaboration des PDTI à l'échelle des préfectures et provinces. Ces programmes, à l'architecture complexe et à la vocation transversale, ambitionnent d'aligner les interventions locales sur une grille stratégique claire, partagée et mesurable. Depuis, les réunions se multiplient à travers le pays. Dans les salles de conférences des préfectures ou les annexes provinciales, une effervescence méthodique s'installe. Le processus commence toujours par une mobilisation générale des acteurs : élus locaux, représentants des services déconcentrés de l'Etat, chambres professionnelles, universités, agences de développement et société civile. L'objectif est d'impliquer chaque sensibilité territoriale, d'ancrer la stratégie dans les réalités de terrain, et d'amorcer une démarche de planification ancrée sur des faits, non des intentions. Gouvernance multi-niveau et participative Au cœur de cette mécanique, un système de gouvernance multi-niveau et participatif a été mis en place. Chaque préfecture ou province installe un comité de pilotage présidé par le gouverneur, assisté par les présidents des conseils provinciaux, des responsables techniques, et d'acteurs économiques locaux. Ce comité élabore le diagnostic territorial, définit les priorités, et pilote les projets. Un échelon régional, présidé par le wali, assure la cohérence entre les différents PDTI provinciaux, tandis que le comité central, relevant du ministère de l'Intérieur, veille à leur conformité avec les directives royales et les stratégies nationales. Le processus s'organise en six grandes étapes. La première consiste à lancer officiellement la dynamique, à travers une séance plénière regroupant tous les partenaires concernés. Ensuite, une équipe noyau est constituée pour soutenir le secrétariat du comité préfectoral, avec des points focaux désignés dans chaque institution. Vient ensuite la phase de diagnostic, centrale dans la démarche. Elle repose sur plusieurs socles : l'analyse fine des indicateurs statistiques issus du HCP et des services déconcentrés, l'inventaire des projets en cours ou passés, les doléances des populations (recueillies par courrier, plateformes ou consultations publiques), et la cartographie des potentialités et contraintes territoriales. Ces données couvrent un large spectre : superficie, pyramide des âges, taux de scolarisation, indicateurs de pauvreté multidimensionnelle, accès à l'eau potable, couverture sanitaire, état du réseau routier, taux de chômage, dynamique des investissements... Chaque élément est décortiqué, comparé à la moyenne régionale ou nationale, puis intégré dans une lecture stratégique. Un soin particulier est accordé à la désagrégation des données par genre, âge et milieu de vie, afin d'identifier les inégalités cachées. L'analyse territoriale, quatrième phase, traduit le diagnostic en axes de travail. Elle est structurée autour de cinq comités thématiques : emploi, éducation et enseignement, santé, eau, et mise à niveau territoriale intégrée. Chaque comité est chargé d'identifier les filières économiques porteuses, de fixer des objectifs de rattrapage, d'évaluer les besoins en infrastructures, et de proposer des projets adaptés. Cette étape s'appuie sur les documents de référence tels que le Nouveau modèle de développement, les stratégies sectorielles, les SRAT (schémas régionaux), PDR (plans de développement régionaux), et autres dispositifs planificateurs. Pour être validé, tout projet proposé doit être adossé à des indicateurs mesurables et à des résultats attendus explicites. Par ailleurs, la phase de hiérarchisation constitue une étape cruciale. Les projets sont passés au crible d'une grille d'analyse multicritère : impact socio-économique (nombre de bénéficiaires, effets sur l'emploi local), urgence et criticité (accès à l'eau, santé, éducation), faisabilité technique, coût estimatif, disponibilité foncière, capacité de cofinancement, et degré d'alignement sur les politiques publiques. Cette rigueur méthodologique vise à garantir l'efficience et la pertinence des interventions. Enfin, la formalisation du PDTI intervient à travers des ateliers de restitution organisés au niveau préfectoral, avant consolidation régionale et validation par les instances centrales. Le document final comprend une synthèse du diagnostic, une matrice détaillée des projets, un montage financier et une structure d'évaluation. Défis Toutefois, plusieurs défis majeurs accompagnent la mise en œuvre de cette réforme ambitieuse. La qualité des diagnostics territoriaux dépend fortement de l'accessibilité et de la fiabilité des données. Les disparités en matière de ressources humaines et techniques entre les provinces peuvent engendrer des déséquilibres dans la formulation des PDTI. Le passage du consensus stratégique à l'exécution concrète représente également un point de vigilance : le foncier mobilisable, la gestion des délais et la fluidité des circuits de financement restent des goulots d'étranglement. De plus, la promesse de participation citoyenne pose la question de la traduction réelle des doléances en projets concrets. Si la méthodologie prévoit l'intégration des attentes exprimées par la population, leur traitement effectif dépendra de la volonté politique locale, de la compétence des équipes et du suivi à long terme. Il n'en reste pas moins que cette nouvelle génération de programmes introduit une rupture significative dans la conception des politiques publiques territoriales. Elle tente de réconcilier la planification stratégique avec les réalités de terrain, l'inclusion sociale avec l'efficacité opérationnelle. Les PDTI, promesse ou répétition ? Si les Programmes de développement territorial intégré (PDTI) introduisent un changement méthodologique salué par de nombreux acteurs, l'un des plus grands challenges y afférents reste celui d'en faire un réel outil de rupture avec les approches précédentes. D'abord, le Maroc n'en est pas à sa première tentative de territorialisation des politiques publiques. L'INDH, les SRAT, les PDR et les programmes communaux ont eux aussi cherché à structurer les interventions locales. Ce qui diffère, aujourd'hui, c'est l'ambition de convergence totale et la standardisation méthodologique poussée. Ensuite, les données statistiques, pourtant centrales au diagnostic, restent inégalement disponibles ou actualisées, notamment dans les zones les plus reculées. Le RGPH 2024 fournira une base précieuse, mais encore faudra-t-il former les équipes locales à leur exploitation rigoureuse. La gouvernance proposée, bien qu'inclusive sur le papier, s'appuie sur des mécanismes de concertation qui, dans les faits, peuvent être biaisés par les rapports de force locaux. La place réelle laissée à la société civile, aux jeunes ou aux femmes reste à surveiller. Enfin, le suivi et l'évaluation constituent le point faible historique des plans de développement au Maroc. Pour que les PDTI marquent un tournant, il faudra sortir d'une logique d'annonce pour entrer dans une culture du résultat. Cela suppose des indicateurs suivis dans la durée, des rapports publics et une capacité de réajustement rapide.