Alors que la découpe laser menace de supplanter le geste séculaire du Maalem, la tutelle et les professionnels organisent la riposte. Réunis vendredi dernier à Fès, experts, artisans et chercheurs ont tracé une ligne rouge pour sauver le patrimoine. Il s'agit de réguler strictement la mécanisation via la loi 50.17 et lancer un projet pour la création d'une Ecole supérieure d'ingénierie de l'artisanat à Fès, afin que la modernisation économique ne signe pas l'arrêt de mort d'une identité millénaire. Face à la montée en puissance de l'industrialisation au sein des ateliers de production traditionnelle, la tutelle veut préparer une réponse structurée pour protéger l'intégrité du secteur. Dans ce cadre, la ville de Fès a accueilli, vendredi dernier, une rencontre de réflexion stratégique initiée par le Secrétariat d'Etat chargé de l'Artisanat et de l'Economie sociale et solidaire, en collaboration avec la Chambre de l'artisanat de la région Fès-Meknès, la Direction régionale de l'artisanat et l'Université Sidi Mohamed Ben Abdellah. Cette journée d'étude intervient alors que la filière du Zellige traverse une période de turbulences liée à l'introduction de technologies de découpe automatisée, situation ayant provoqué de vives inquiétudes et sit-in parmi les professionnels garants des techniques manuelles. Les travaux ont permis aux responsables gouvernementaux et aux experts de définir les contours d'un cadre régulateur strict visant à endiguer la dénaturation du patrimoine immatériel. L'ambition affichée par la tutelle est de déployer un dispositif législatif et académique cohérent permettant de concilier les nécessités économiques avec l'impératif de préservation de l'identité artisanale marocaine. Le choc de la productivité : 1 machine pour remplacer 50 artisans Le diagnostic posé lors des interventions révèle une fracture profonde dans le mode de production traditionnel. L'analyse des dynamiques actuelles montre une intrusion technologique souvent brutale dans les ateliers. Abderrahim Belkhayat, directeur régional de l'artisanat à Fès, expliqué que les équipements modernes, notamment les découpeuses au jet d'eau pour le zellige ou les graveurs laser pour le cuivre et le bois, imposent des cadences impossibles à suivre pour la main humaine. Les données exposées par la direction régionale de l'artisanat sont éloquentes quant au différentiel de rendement. Une unité automatisée parvient à abattre une charge de travail équivalente à celle de cinquante ouvriers qualifiés, modifiant radicalement la structure des coûts et les marges bénéficiaires. La logique de rentabilité immédiate pousse de nombreux ateliers à franchir le pas de l'automatisation, créant une distorsion de concurrence sur le marché local et national. Cependant, les experts s'accordent à dire que le gain de temps se traduit souvent par une perte de substance. La distinction fondamentale réside dans l'étape de la chaîne de valeur où intervient la technologie. Si l'assistance mécanique pour la préparation des matières premières, comme le pétrissage de l'argile, est encouragée pour réduire la pénibilité, son utilisation dans les phases de création et de finition est jugée critique. Le remplacement du geste de l'artisan par un algorithme vide l'objet de sa charge historique et culturelle. La stratégie de la tutelle vise donc à définir techniquement les limites de l'acceptable pour empêcher que la production de masse ne supplante définitivement l'artisanat d'art, menaçant par là même la survie des savoir-faire complexes transmis depuis les dynasties Idrissides et Mérinides. L'arsenal juridique : Application stricte de la loi 50.17 et labellisation La réponse institutionnelle repose principalement sur le levier législatif et normatif. Moha Er-Rich, directeur de la préservation du patrimoine au ministère du Tourisme et de l'Artisanat, a souligné que le ministère de tutelle entend activer les mécanismes prévus par la loi 50.17, laquelle définit l'activité artisanale par la prédominance du travail manuel. L'enjeu est de dissiper le flou juridique qui permet actuellement à des produits semi-industriels d'être commercialisés sous l'appellation d'artisanat traditionnel. Les discussions ont mis en exergue la nécessité d'instaurer une frontière étanche entre le produit manufacturé authentique et sa copie usinée. Le plan d'action prévoit le renforcement des systèmes de certification et de traçabilité. La mise en place de labels rigoureux, à l'image du «Label Fès», constitue un outil central de cette politique. Ces certifications auront pour fonction de garantir au consommateur l'origine des matériaux et le respect des procédés de fabrication manuels. La protection de l'identité du produit passe par une normalisation technique précise, capable de distinguer les nuances invisibles à l'œil nu mais déterminantes pour la valeur patrimoniale. L'administration souhaite également accompagner les artisans dans une démarche de qualité, en imposant des standards qui valorisent l'imperfection du fait-main comme un gage d'authenticité. La régulation du marché par la norme vise à protéger les détenteurs du savoir-faire contre une concurrence déloyale et à assurer la pérennité économique des ateliers qui font le choix de la tradition. Les indicateurs de viabilité : trois piliers pour une régulation économique L'approche retenue par les décideurs publics s'appuie sur une analyse rationnelle des retombées économiques de la mécanisation. Mohammed Abdellaoui professeur à la Faculté des Sciences juridiques, économiques et sociales, a proposé une grille de lecture articulée autour de trois indicateurs clés, notamment, la productivité, l'emploi et l'exportation. La réflexion ne se limite pas à un rejet dogmatique de la modernité mais cherche à évaluer l'impact réel de la technologie sur le tissu socio-économique. Le premier pilier concerne l'emploi. L'automatisation non contrôlée risque d'engendrer un chômage technologique massif en rendant obsolète la main-d'œuvre qualifiée. Le deuxième indicateur est celui de la valeur ajoutée. L'intégration intelligente de la machine doit servir à augmenter la valeur du produit fini sans en altérer l'essence. Enfin, le troisième pilier touche à la capacité d'exportation. La demande internationale pour l'artisanat marocain connaît une croissance soutenue. L'équation à résoudre consiste à augmenter les volumes pour satisfaire les marchés extérieurs tout en maintenant le niveau de qualité qui fait la réputation du Royaume. La stratégie préconisée consiste à segmenter le marché à travers une production de gamme courante pouvant tolérer une part de mécanisation, et une production de haut luxe, intégralement manuelle, destinée à une clientèle exigeante et aux grands projets architecturaux. L'équilibre recherché doit permettre de concilier la préservation des emplois locaux avec les impératifs de compétitivité internationale. La sanctuarisation du patrimoine : Protéger les techniques du «Rcham» et du «Takhram» La dimension culturelle occupe une place centrale dans le dispositif de riposte élaboré par la tutelle. Pour Naji Fakhari, président de la Chambre d'artisanat de la région Fès-Meknès, les savoir-faire spécifiques tels que le «Rcham» (tracé) et le «Khellas» (coupe) pour le zellige, ou le «Takhram» pour le bois et le cuivre, ne sont pas de simples techniques de fabrication. Ils représentent un héritage immatériel constitutif de l'identité marocaine. La position du ministère est claire, le fait de laisser la machine reproduire ces gestes complexes reviendrait à signer l'arrêt de mort de la transmission intergénérationnelle. Si l'apprentissage perd sa raison d'être économique, la chaîne de transmission du savoir se rompra irrémédiablement. La sauvegarde de ces techniques est également une condition sine qua non pour le maintien des reconnaissances internationales, notamment auprès de l'UNESCO. Les engagements pris par le Maroc en matière de protection du patrimoine mondial imposent une vigilance accrue quant à l'authenticité des procédés. La mécanisation à outrance est perçue comme un facteur de banalisation culturelle, transformant des œuvres d'art uniques en produits standardisés sans âme. Le plan de bataille inclut donc un volet de sensibilisation et de valorisation du «capital humain» et de la «charge culturelle» des objets. Il s'agit de faire reconnaître que la valeur du produit réside moins dans la matière que dans le temps et la maîtrise humaine nécessaires à sa réalisation. La protection de l'identité visuelle et technique de l'artisanat marocain devient ainsi un enjeu de souveraineté culturelle face à la mondialisation des modes de production. Création d'une Ecole supérieure d'ingénierie de l'artisanat à Fès Le point d'orgue de la stratégie gouvernementale réside dans l'annonce d'une initiative structurante pour l'avenir de la formation. Les travaux de la journée d'étude ont débouché sur un appel officiel pour la création d'une Ecole supérieure d'ingénierie de l'artisanat à Fès. Ce projet marque un tournant dans l'approche publique, passant d'une gestion conservatoire à une vision prospective et scientifique du secteur. L'objectif est de doter la filière d'une expertise de haut niveau capable de penser l'innovation de l'intérieur. La mission de cette future institution sera double. D'une part, elle devra former des cadres et des ingénieurs aptes à comprendre les subtilités des métiers d'art pour développer des solutions techniques adaptées, respectueuses des matériaux et des gestes. Et, d'autre part, elle servira de centre de recherche et développement pour améliorer les procédés en amont (traitement des matières, ergonomie, sécurité) sans dénaturer la création en aval. L'intégration de la recherche scientifique vise à faire de l'artisanat un secteur dynamique, alliant tradition esthétique et rigueur technique. Fès s'affirme ainsi comme le laboratoire national de cette nouvelle politique, où l'ingénierie se met au service du patrimoine pour garantir sa survie et son rayonnement dans les décennies à venir. Mehdi Idrissi / Les Inspirations ECO