Tranches de vie « J'ai quitté l'école à l'âge de 12 ans pour me marier à un homme beaucoup plus âgé que moi : Il avait 38 ans. Sa richesse a mis l'eau à la bouche à ma famille. Dès le début, il m'a imposé « le niqab » alors que je voulais encore jouer avec mes copines et m'amuser comme tous les enfants. Nous avons fait le tour des tribunaux pour avoir l'autorisation, en vain. Nous nous sommes finalement rabattus sur un mariage par la Fatiha. J'étais déflorée par force par cet homme, la veille de son départ en Syrie pour rejoindre un groupe jihadiste. C'était un viol ! Pire encore, il m'a demandé depuis la Syrie de le rejoindre via les frontières turques. J'ai refusé tout simplement », raconte, le sourire aux lèvres et les larmes aux yeux, Dounia, la vingtaine. Un premier non de la petite Dounia qui ne lui a pas épargné pour autant le chemin de croix de son émancipation. Harcelée, humiliée et insultée à tout-va par son père, elle plongeait dans l'enfer de la drogue pour oublier son malheur. « Mais je me suis ressaisie en cours de chemin et j'ai tenté de réintégrer l'école. J'avais envie d'oublier, de tout recommencer, de revivre mon enfance. Même si mon père s'y est opposé et me poussait à me prostituer. J'ai fait une formation en coiffure grâce à l'aide d'une association et j'ai commencé à travailler et à reprendre ma vie en main», conclut Dounia, pleine d'espoir et décidée à oublier le passé. Décalage Un récit parmi des centaines, voire des milliers d'histoires de fillettes à l'innocence volée et au destin brisé à cause d'un mariage beaucoup trop précoce (Voir entretien). Un phénomène qui sévit toujours malgré les efforts déployés à plusieurs niveaux pour l'éradiquer. Si les données officielles du Ministère de la justice montrent une baisse considérable dans les chiffres du mariage des mineurs, les associations des droits des enfants et des femmes temporisent cependant. De la campagne de sensibilisation "J'ai de l'espoir" « Des unions matrimoniales par fatiha, aussi bien en milieu rural qu'urbain, continuent d'échapper aux radars en ajoutant chaque jour de nouvelles «victimes » à la longue liste. On ne met pas en doute les chiffres officiels. Ils sont certes bien réels mais ça ne représente que les demandes d'autorisations officiellement formulées auprès des tribunaux nationaux », explique à L'Observateur du Maroc et d'Afrique, Amal El Amine, coordinatrice du Collectif Dounia pour l'interdiction du mariage des fillettes et responsable de programmes à l'association Droits et Justice. Saisi par la chambre des représentants le 13 novembre 2023 aux fins d'élaborer un avis sur la problématique du mariage des mineurs, le Conseil économique, social et environnemental (CESE) soulève également cette "relativité" des chiffres. « Le Conseil supérieur de l'autorité judiciaire a indiqué qu'entre 2017 et 2021, 46% des demandes de mariage impliquant des enfants ont reçu l'aval des instances judiciaires. Ces chiffres ne tiennent toutefois pas compte des mariages non-officiels, dits « mariages coutumiers par la fatiha », qui demeurent non répertoriés dans les registres officiels », indique la saisine du CESE. Interdit mais... Un récent rapport de la Présidence du ministère public indique qu'entre 2015 et 2019, 15% des mariages d'enfants découlaient en effet de la procédure de reconnaissance d'un mariage coutumier. A rappeler que la loi marocaine interdit le mariage des mineures mais prévoit toutefois des dérogations. «Le juge de la famille chargé du mariage peut autoriser l'union du garçon et de la fille avant l'âge de la capacité matrimoniale prévu à l'Article 19 ci-dessus, par décision motivée précisant l'intérêt et les motifs justifiant ce mariage. Il aura entendu, au préalable, les parents du mineur ou son représentant légal. De même, il aura fait procéder à une expertise médicale ou à une enquête sociale » stipule en effet l'article 20 du Code de la famille. Un dispositif légal qui permet en effet certaines dérogations en rouvrant la porte au mariage précoce des jeunes filles. Cet article ainsi que les articles 21 et 22 ont d'ailleurs toujours été dans la ligne de mire des associations féministes et des droits humains qui appellent à leur abrogation définitive. « C'est la seule manière d'arrêter l'hémorragie. Tant qu'il y a possibilité de dérogation, la porte restera ouverte à ce type de mariage surtout si l'on sait que les procédures et le processus permettant ces dérogations requièrent d'importantes ressources humaines, du temps, des moyens techniques et logistiques qui ne sont pas toujours disponibles », ajoute la coordinatrice du Collectif Dounia. "Le mariage n'est pas une solution" En plus clair ? El Amine évoque la pénurie d'assistants sociaux affectés aux tribunaux, l'expertise médicale limitée à l'évaluation de l'aptitude physique de la fillette au mariage, le manque de coordination, le scepticisme des familles... « Sans parler des mentalités récalcitrantes, l'un des principaux obstacles à l'éradication du phénomène », note de son côté Zahra Idali, présidente de l'association Afoulki, active depuis 26 ans dans l'autonomisation des femmes et des filles dans la région d'Al Haouz. Des enfants qui ont toujours envie de jouer se retrouvent mariées Des propos confirmés par le témoignage d'un juge de la famille, cité par le collectif Dounia qui travaille en étroite coopération avec le Ministère public et le ministère de la justice. « Le juge de la famille peut autoriser le mariage du garçon et de la fille avant l'âge de la capacité matrimoniale, par décision motivée par l'intérêt de l'enfant. Ce qui est problématique dans cet article, c'est qu'à aucun moment, cet « intérêt » n'est explicitement défini par le législateur », explique le juge. Estimant que le mariage ne peut pas être considéré comme une solution pour des problèmes sociaux comme la pauvreté ou l'abandon scolaire, le juge en appelle à la définition précise par le législateur de « l'intérêt » d'une mineure. Mariage coutumier, le subterfuge « En tant que juge, j'ai refusé à maintes reprises des demandes de contracter un mariage avec une mineure. Une année plus tard, les mêmes personnes revenaient pour une reconnaissance du mariage après un mariage à "la Fatiha" et une grossesse. Ils nous mettent ainsi devant le fait accompli », déplore le juge. Une pratique « courante » qui constitue une échappatoire pour les parents des mineures et pour leurs prétendants éconduits par les juges de famille. «Ceci dit, il ne faut pas charger les familles à 100%. Dans notre région, ce n'est pas toujours les parents qui obligent leurs filles à se marier. Souvent, c'est la fille qui dit oui pour échapper à sa "routine ennuyeuse" après avoir quitté l'école. C'est une aberration ! Mais ici la déperdition scolaire reste la première cause du mariage précoce », nous affirme au téléphone la présidente de l'association Afoulki. mère Pour Amal El Amine, c'est plutôt un cercle vicieux. « La pauvreté, la crise économique et l'enclavement aggravent la déperdition scolaire et cette dernière approfondit la vulnérabilité socio-économique et vis-versa. La solution est souvent le mariage. Une manière de se soulager d'une bouche supplémentaire à nourrir, de protéger l'honneur de la famille et de se débarrasser d'une source de souci », analyse l'activiste. Pourquoi les juges autorisent-ils ces mariages ? Des propos qui trouvent échos dans un récent rapport du Conseil national des droits de l'homme (CNDH) et du Fonds des Nations Unies pour la population (FNUAP). Cette étude a dévoilée les explications avancées par les juges marocains pour autoriser le mariage des mineures. Dix raisons ont été ainsi recensées par les auteurs de l'étude. En tête vient le «respect» des traditions et des us locaux qui font que les filles doivent être mariées précocement. « Pour les protéger de toute déviance, préserver leur moralité et pour ne pas rater le coche du mariage », justifie-t-on. Les filles ont également tendance à être mariées précocement lorsqu'elles sont orphelines ou lorsque l'un des parents est absent. Une raison qui rejoint une autre avancée par les familles et acceptée par les juges : La vulnérabilité socio-économique des filles objet de demande. Les mineures sont également autorisées à convoler en justes noces avant 18 ans lorsque le prétendant est un parent proche, un cousin ou autre. L'étude révèle que l'abandon scolaire reste l'une des principales raisons avancées par la justice pour autoriser ce type de mariage. Cette enquête montre que de nombreux parents désireux de marier leurs filles, avancent comme argument la «sagesse précoce malgré leur jeune âge ». Autre cause avancée par les juges marocains pour justifier ce type de mariage : Le viol. Malgré l'abolition du controversé article 475, les tribunaux reçoivent toujours des demandes de mariage de filles mineures à leurs violeurs. Double souffrance « Au-delà des circonstances menant ces filles au mariage précoce, ce sont les répercussions d'un tel pas sur leur santé et leur bien être. Personnellement je considère que ce type de mariage est un crime », tranche Zoubida Moutaki, sage femme. Qualifiant ce mariage de pure violence contre un enfant, elle évoque les graves problèmes de santé affrontés par les filles mineures lors de la grossesse. « Il faut savoir que dans la majorité des cas, ces jeunes filles ne bénéficient pas d'un suivi médical et d'un programme d'alimentation adéquat » déplore la sage femme qui énumère tous les maux mettant en danger la vie de mineure enceinte : Hypertension, anémie, infections, hémorragies aigues, stress et dépression... « L'accouchement d'une mineure est un enfer pour elle et pour le personnel soignant. La grossesse chez une fille mineure engendre plusieurs problèmes de santé, comme l'ostéoporose à un âge précoce, l'anémie chronique ainsi que des problèmes psychiques et pour le nouveau-né, un retard de croissance intra-utérin », met en garde Zoubid Moutaki. Autant de complications qui mettent à rude épreuve la santé fragile de la jeune fille et peuvent causer son décès comme l'affirme la spécialiste. Sensibiliser « C'est une question de mentalités et de sensibilisation. Si l'abolition de cette dérogation tellement attendue avec la nouvelle Moudawana jouera un rôle crucial dans cette lutte, elle n'en sera pas suffisante pour autant. Un travail de sensibilisation accrue est très recommandé », note Amal El Amine. Pour Zahra Idali, au-delà des mentalités, le changement devrait être multidimensionnel. Ecrasées par les lourdes responsabilités de la vie matrimoniale « Ici à Al Haouz, nous sommes arrivés à sensibiliser les familles à l'importance de la scolarisation de leur filles et à l'impact néfaste d'un mariage précoce sur leur avenir. Ils y croient ; mais des carences persistantes comme le manque d'accompagnement, l'enclavement de certains douars, le manque infrastructures, de lycées, de centres d'accueil pour les élèves, de transport adéquats constituent de véritables obstacles qui interrompent le parcours scolaires des filles et les jettent entre les bras des mariages précoces », conclut la présidente d'Afoulki. Code la famille, absolument ! Alertant par rapport à une forte régression aussi bien en campagnes qu'en villes, le Collectif Dounia estime que toute réforme du Code de la famille qui ne supprimerait pas définitivement cette exception représenterait « un recul grave par rapport aux principes fondamentaux que le Maroc s'est engagé à respecter en matière de protection des droits des enfants et des jeunes filles ». Plutôt un bon signe ! Lors de la présentation des grandes lignes de la révision du Code de la famille le 24 décembre 2024, le ministre de la justice Abdelatif Ouahbi a annoncé que « l'âge légal du mariage pour les jeunes hommes et femmes a été fixé à 18 ans révolus, avec une dérogation limitée permettant le mariage à partir de 17 ans, sous réserve de conditions strictes assurant le caractère exceptionnel de cette dérogation ». Faudrait-il se contenter de cette loi-transition qui maintient toujours les dérogations, en attendant l'éradication définitive dont rêvent les activistes féministes ? A suivre ! Les filles, premières concernées au niveau mondial Si le mariage des mineurs peut toucher également les garçons, il reste toutefois un phénomène quasi-féminin. Au niveau mondial, le mariage précoce touche majoritairement les filles. D'après les données de l'UNFPA, sur 82 pays à faible ou moyen revenu, il apparaît que les mariages d'enfants sont nettement moins courants parmi les garçons. Même dans les régions où le mariage des filles est très répandu, les taux de mariages précoces de garçons demeurent relativement faibles. En effet, seulement 3,8 % des garçons se marient avant 18 ans, et un très faible pourcentage (0,3 %) le font avant 15 ans. Parmi les pays étudiés, seulement 10 présentent un taux supérieur à 10 % de mariages d'enfants parmi les garçons, avec des taux significatifs à Madagascar (16 %), au Pakistan (14 %), en République centrafricaine et au Laos (13 %). Au Maroc, plus de 96% des enfants mariés sont de sexe féminin. En 2022, 4% des demandes ont été introduites pour des enfants de sexe masculin, contre 96% de demandes pour des enfants de sexe féminin. Entretien "Le mariage précoce constitue une fracture dans le parcours de vie" Chaimae Oblaq, psychologue clinicienne Chaimaa oblaq, Psychologue clinicienne & séxotherapeute Le mariage précoce ne nuit pas uniquement à ma santé physique et au parcours scolaire des mineures, mais affecte profondément leur psyché. Explications de l'experte L'Observateur du Maroc et d'Afrique : Comment le mariage précoce pourrait-il nuire à l'équilibre psychique d'un(e) enfant ? Chaimae Oblaq : Le mariage précoce constitue une violence insidieuse, normalisée par des traditions patriarcales qui continuent de peser lourdement dans le contexte marocain. Derrière l'apparente légitimité culturelle ou religieuse dont on l'entoure, il faut rappeler une vérité fondamentale : le mariage des enfants est toujours négatif. Il ne représente jamais une opportunité ni une protection, mais bien une rupture violente dans le développement psychique, corporel et social d'une mineure. Quels sont les effets psychologiques néfastes du mariage des mineurs ? Psychologiquement, ces jeunes filles sont arrachées brutalement à leur adolescence et se retrouvent propulsées dans des rôles d'épouses et de mères pour lesquels elles n'ont ni les ressources émotionnelles ni la maturité nécessaire. Leur trajectoire normale de croissance affective est interrompue, ce qui génère de l'anxiété, de la dépression, une perte profonde d'estime de soi et un sentiment d'enfermement. Très souvent, un véritable trouble de stress post-traumatique (TSPT) s'installe, marqué par des cauchemars, des flashbacks des violences subies, une hyper-vigilance permanente et une incapacité à se sentir en sécurité, même dans des contextes neutres. Ces symptômes traduisent la profondeur du traumatisme, qui ne disparaît pas avec le temps mais s'inscrit durablement dans la psyché. L'expérience clinique montre combien les cicatrices laissées sont lourdes : une de mes patientes, mariée à quinze ans à un homme de vingt ans son aîné, souffrait d'un TSPT sévère avec crises d'angoisse et repli social. Une autre, mariée de force à seize ans, vivait avec un schéma de honte et de dévalorisation si enraciné qu'elle n'osait plus prendre la parole même dans un espace thérapeutique sécurisant, tant le poids du silence et de la culpabilité l'avait façonnée. Quelles sont les répercussions de ce type de traumatisme sur l'existence et l'avenir de ces mineures ? Les conséquences physiques et sexuelles de ces mariages sont tout aussi dramatiques. La plupart de ces jeunes filles subissent des rapports sexuels imposés qui s'apparentent à des viols conjugaux. Ces agressions laissent des traces profondes : vaginisme, douleurs chroniques, désordres gynécologiques, perte totale du désir ou incapacité à vivre une sexualité consentie et épanouissante. Le corps encore en développement n'est pas prêt à la maternité, ce qui entraîne des grossesses à haut risque, des complications obstétricales, voire des décès. Ainsi, ce qui devrait être une découverte intime et progressive de la sexualité devient une succession d'agressions, inscrivant dans la mémoire corporelle et psychique de ces adolescentes une expérience traumatique qui peut les marquer pour de longues années. Et sur le plan social ? Sur le plan social, le mariage précoce constitue une fracture dans le parcours de vie. L'enfant perd l'accès à l'éducation, à l'autonomie financière et à toute perspective d'émancipation. Elle devient dépendante, non seulement matériellement mais aussi symboliquement, d'un mari et d'une belle-famille qui exercent sur elle un pouvoir de contrôle. Derrière le discours de la « protection » ou de la « sauvegarde de l'honneur », se cache une stratégie patriarcale : contrôler la sexualité des filles, maintenir leur rôle reproductif et empêcher leur autonomie. Dans une société où la valeur d'une femme reste trop souvent réduite à sa virginité et à sa capacité à enfanter, le mariage précoce n'est pas une exception malheureuse mais une pratique organisée qui perpétue les inégalités de genre et les violences structurelles. Ces effets néfastes sont-ils réversibles ? Peut-on se remettre d'une telle expérience ? La réponse est oui, mais à condition d'offrir à ces jeunes femmes un accompagnement global, long et spécialisé. La résilience est possible, mais elle ne se construit pas seule. Elle nécessite un travail psychothérapeutique approfondi pour reconstruire l'estime de soi, se réapproprier son histoire et apaiser les traumatismes. Elle demande aussi un accompagnement médical et sexologique pour traiter les séquelles corporelles et réhabiliter un rapport apaisé au corps et à la sexualité. Elle exige enfin un soutien social et juridique qui permette de rompre l'isolement, de retrouver l'accès à l'éducation et de reconquérir une autonomie financière et personnelle. Les espaces collectifs, tels que les groupes de parole féministes, jouent également un rôle crucial : ils offrent une reconnaissance, une solidarité et un lieu où la parole brise le silence imposé. Le mariage précoce n'est pas une fatalité culturelle mais une violence institutionnalisée. Chaque fille mariée trop tôt est une enfance volée, une santé mise en danger, un avenir sacrifié. En tant que psychologue clinicienne et sexothérapeute, je mesure chaque jour l'ampleur des blessures qu'il inflige. Mais je vois aussi la force et la dignité de celles qui, malgré ce parcours brisé, parviennent à se reconstruire lorsque la société leur offre enfin écoute, soutien et reconnaissance. Lutter contre le mariage des enfants, c'est refuser la banalisation de la violence, c'est revendiquer le droit à l'enfance, à l'éducation, à la santé, à la dignité et à la liberté. C'est un combat féministe et politique incontournable, au Maroc comme ailleurs, pour qu'aucune fille ne soit sacrifiée au nom de l'honneur, de la tradition ou de la complaisance d'institutions fermant encore les yeux.