Casque sur les oreilles, manette ou smartphone vissé à la main, des millions d'enfants marocains évoluent chaque jour dans des univers numériques immersifs. Jeux en ligne, métavers sociaux, plateformes interactives : ces espaces sont devenus des lieux de socialisation à part entière. Mais aussi, des zones grises où guettent violences invisibles, chantage, manipulation et prédation sexuelle. Espaces à haut risque Selon la synthèse du Policy paper de l'Observatoire national de la criminalité (ONC), près de 2,1 millions de jeunes Marocains âgés de 5 à 24 ans seraient exposés à ces plateformes. Roblox, Fortnite ou Free Fire figurent parmi les plus fréquentées. Un chiffre issu du croisement des données du HCP, de l'ANRT et du CESE, qui donne la mesure du phénomène. Plus inquiétant encore : près de 9 parents sur 10 n'utilisent aucun outil de contrôle parental. En d'autres termes, environ 1,85 million de mineurs marocains évoluent seuls, sans supervision et sans protection, dans des environnements où les frontières entre jeu, discussion et exposition aux risques sont de plus en plus floues. Une grande menace qui pèse sur la sécurité de milliers d'enfants et de mineurs, livrés à eux mêmes et à la merci de prédateurs à l'affût. Cybercriminalité en accélération Les chiffres officiels confirment une dynamique préoccupante. En l'espace de sept ans, la cybercriminalité au Maroc a littéralement changé d'échelle. De 765 affaires en 2017, on est passé à 8 333 dossiers en 2024, soit une hausse de près de 1 000 %, selon les données consolidées de la DGSN et de l'ONC. La plateforme nationale E-Blagh, lancée en juin 2024 pour faciliter les signalements en ligne, offre un premier aperçu de la réalité. En six mois à peine, 12.614 plaintes ont été enregistrées. La majorité concerne des escroqueries numériques, mais un signalement sur cinq porte sur du chantage sexuel. Injures, diffamation et autres formes de cyberviolence complètent le tableau. Mais ces chiffres, aussi alarmants soient-ils, ne seraient que la partie émergée de l'iceberg. « Chiffre noir » L'ONC met, en effet, en garde contre une sous-déclaration massive. Les études internationales montrent que seuls 3 % des mineurs victimes d'abus en ligne osent dénoncer les faits. Appliqué au contexte marocain, ce ratio change radicalement la lecture des données, comme le notent les auteurs de la synthèse. Ainsi, les 2 500 cas de chantage sexuel signalés via E-Blagh pourraient correspondre, en réalité, à plus de 250.000 victimes potentielles non déclarées. Honte, peur, pression familiale, méconnaissance des recours légaux : Les freins au signalement sont nombreux, surtout chez les plus jeunes, énumère l'ONC. Sextorsion : victimes de plus en plus jeunes La sextorsion illustre cette violence numérique qui s'installe dans la durée et sévit toujours sous couvert du silence. Entre 2021 et 2024, le nombre d'affaires (déclarées) oscille autour de 400 à 500 dossiers par an. En 2024, 394 victimes ont été recensées, parmi lesquelles figurent de nombreux mineurs, mais aussi une proportion croissante de victimes étrangères. Les chiffres du Ministère public confirment la tendance. Entre 2020 et 2023, près de 3 000 affaires liées à des formes de cyberviolence ont été traitées par la justice marocaine. Extorsion par menace de divulgation, harcèlement sexuel électronique, atteintes aux systèmes informatiques : les infractions se diversifient, tout comme les profils des agresseurs. Terrains de chasse Jeux en ligne, salons de discussion vocale, communautés virtuelles, économies numériques basées sur les micro-transactions : le rapport de l'ONC décrit avec précision les champs d'action des prédateurs. Ces derniers exploitent la naïveté, l'isolement ou la quête de reconnaissance des enfants et adolescents. Le Maroc occupe par ailleurs une position régionale sensible. Selon Interpol, 69,24% des cas africains de sextorsion financière seraient concentrés dans le Royaume. Une situation liée à plusieurs facteurs combinés : chômage élevé des jeunes, multilinguisme facilitant les échanges transfrontaliers, infrastructures numériques performantes et forte connectivité, analyse l'ONC. À l'échelle internationale, les grandes opérations menées par le FBI ou Europol montrent que les victimes ciblées dans les environnements immersifs ont souvent entre 11 et 13 ans. Un âge où la frontière entre jeu et réalité reste fragile rendant encore plus vulnérable les victimes potentielles d'une violence hybride. Ce qui protège vraiment les enfants Face à cette cyberviolence diffuse, toutes les réponses ne se valent pas. L'analyse comparative menée par l'ONC est sans appel : la supervision parentale active reste le levier le plus efficace, capable de réduire les risques de plus de 60 %. Dialogue, co-utilisation, paramétrage des outils de sécurité : des gestes simples, mais déterminants, comme le soutient l'Observatoire. Viennent ensuite les protections intégrées dès la conception des plateformes, comme la vérification de l'âge ou la modération proactive, puis les sanctions financières réellement dissuasives. L'autorégulation volontaire des plateformes, en revanche, montre ses limites, déplore le rapport qui cite des expériences étrangères significatives. Exemple éloquent cité présenté par l'ONC, au Royaume-Uni, l'application du Digital Services Act a permis en effet de réduire sensiblement les signalements d'abus sur certaines plateformes de jeux. Au-delà du constat, l'Observatoire national de la criminalité appelle à ouvrir un débat national à propos de la lutte anti-cyber violence. Adapter le cadre juridique, mieux responsabiliser les plateformes, renforcer la prévention et repenser la place des enfants dans l'espace numérique : autant de chantiers devenus urgents selon l'ONC. Majorité numérique Pour dépasser les limites du cadre actuel, l'Observatoire propose un concept inédit : la « majorité numérique graduée ». L'objectif est d'abandonner l'approche binaire – autoriser ou interdire – au profit d'un accès progressif aux espaces numériques, aligné sur le développement cognitif et social des enfants. Le modèle repose sur quatre paliers. Les moins de 12 ans seraient soumis à une interdiction stricte, justifiée par les données internationales sur la prédation en ligne, les connaissances en neurosciences et l'inefficacité des contrôles parentaux actuels. Les 13-15 ans pourraient accéder aux plateformes uniquement sous consentement parental éclairé, assorti d'une formation obligatoire et d'exigences techniques renforcées pour les plateformes. Les 16-17 ans bénéficieraient d'une autonomie encadrée, avec des protections résiduelles et des plafonds de dépenses et de monétisation. À partir de 18 ans, la majorité numérique pleine et entière serait reconnue.