Après des années de stress hydrique intense, les récentes précipitations et chutes de neige redonnent un second souf3⁄4e à l'agriculture marocaine. Mohamed Sraïri, enseignant-chercheur à l'IAV Hassan II et spécialiste des systèmes de production animale, décrypte pour nous les enjeux de cette campagne 2024/2025. - Les récentes précipitations et chutes de neige sont qualifiées de "salvatrices". Selon vos observations, dans quelle mesure ce retour de l'eau permet-il de rattraper le retard de la campagne agricole 2024/2025 ? - Ces pluies d'automne sont effectivement salvatrices car elles restaurent l'espoir. Elles permettent aux agriculteurs d'entamer la campagne sous de bons auspices, particulièrement pour les semis d'automne et les céréales. Rappelons que ces dernières occupent, bon an mal an, environ 50 % de la surface agricole utile et sont primordiales pour l'approvisionnement du marché national en blé et en farine. Cependant, les céréales étant des cultures annuelles, les pluies de l'automne 2025 ne pourront pas compenser les pertes des années précédentes, où les récoltes ont chuté à environ 30 millions de quintaux. Généralement, on table sur un objectif de 70 à 75 millions de quintaux. Avec ce début de saison humide, nous espérons enfin renouer avec de tels volumes. - On parle souvent de la neige comme d'un "stock d'eau différé". Quel est son impact spécifique sur les nappes phréatiques et la pérennité de l'irrigation ? - C'est tout à fait cela, la neige constitue un stock qui fond lentement, ce qui est crucial pour la recharge des nappes phréatiques, notamment les aquifères de l'Est. Ces réserves sont vitales pour les cultures pérennes comme le palmier dattier et, plus largement, pour l'approvisionnement en eau des zones les plus arides, telles que les oasis du Tafilalet et de Zagora. Contrairement à une pluie brutale qui peut ruisseler sans s'infiltrer, la fonte des neiges garantit une alimentation progressive et durable des points d'eau. - En tant qu'expert des productions animales, comment ces pluies vont-elles influencer l'état du cheptel national, durement touché par six années de sécheresse ? - Je le soutiens depuis une dizaine d'années : l'élevage ne peut valoriser de manière rentable que l'eau pluviale ou une eau d'irrigation de surface dont le coût ne dépasse pas un dirham par mètre cube. Au-delà, la rentabilité s'effondre. Le Maroc est historiquement un pays d'élevage pastoral valorisant les ressources spontanées issues de la pluie. Les cinq dernières années ont été critiques. L'eau souterraine, trop onéreuse, n'a pas pu pallier le manque de précipitations. En conséquence, nous avons perdu notre autosuffisance en viande rouge et en lait. Ces pluies actuelles vont permettre la régénération des parcours naturels et offrir aux éleveurs des perspectives de pâturage sur les jachères, puis sur les résidus de culture telles que la paille et les chaumes. C'est un signal positif pour la petite exploitation familiale qui repose sur deux piliers : les cultures et l'élevage. Ce binôme est le moteur d'une agriculture durable, permettant de boucler les cycles des nutriments (matière organique, azote, phosphore et potassium). - Dans de nombreuses interviews, vous plaidez pour une meilleure valorisation de l'eau pluviale. Comment transformer cette abondance temporaire en une résilience durable ? - C'est une question de volonté politique et de gouvernance. Pendant longtemps, la priorité a été donnée à l'irrigation intensive, sous l'illusion d'une maîtrise totale de la ressource. Après 15 ans, le constat est amer : l'eau se raréfie et nous avons exporté des ressources parfois non renouvelables. Il faut changer de paradigme. Nos décideurs doivent concevoir des mécanismes d'appui spécifiques à l'agriculture pluviale, qui représente tout de même 80 % de notre surface agricole utile. Il serait pertinent d'instaurer des indicateurs d'empreinte hydrique pour favoriser les productions valorisant l'eau de pluie plutôt que celles épuisant nos nappes. Le pays n'a plus les moyens d'exporter son eau au détriment de la consommation des citoyens. C'est aussi une question d'équité territoriale. Ill est paradoxal que des zones arides continuent d'exporter de l'eau via certaines cultures de rente. - Quel serait, selon vous, l'impact global de ces pluies sur l'économie nationale ? - Historiquement, quand l'agriculture se porte bien, la croissance nationale suit. Bien que le Maroc ait diversifié son économie, le monde rural reste un moteur social et économique majeur. Si les pluies se maintiennent jusqu'au printemps, nous aurons une croissance agricole robuste. Au- delà des chiffres, ces pluies valorisent la main-d'œuvre rurale, souvent sous-employée lors des sécheresses prolongées. Le manque d'eau se traduit directement par une perte d'emplois. Ce retour du vert est synonyme de revenus pour les populations rurales, durement ébranlées par ce long cycle de sécheresse qui a bouleversé nos ambitions agricoles et notre souveraineté alimentaire.