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Entretien avec Ahmed Aydoun : «Pour préserver la musique traditionnelle, il faut assurer les bases économiques et sociales et le statut à l'artiste populaire»
Publié dans L'opinion le 12 - 07 - 2014

Ahmed Aydoun est musicologue, pédagogue, directeur artistique de plusieurs festivals, auteur d'ouvrages sur la musique. Il a encadré d'importants projets pour la sauvegarde de la musique traditionnelle comme l'Anthologie de la musique al-Ala musique andalouse (73 CD), l'Anthologie des musiques populaires du Maroc (30 CD). Avec l'Anthologie de la musique Gnaoua c'est une nouvelle étape dans l'action de sauvegarde du patrimoine oral marocain.
Entretien.
L'Opinion : Quelle particularité pour cette anthologie réalisée à l'initiative de mécènes par rapport aux projets similaires parrainés notamment par le ministère de la Culture ?
Ahmed Aydoun : Ce projet s'inscrit dans une continuité de sauvegarde du patrimoine musicale. Le Maroc regorge d'expressions musicales et chorégraphiques traditionnelles. Il fallait donc que ce patrimoine musical soit enregistré, étudié etc. Cela a commencé avec l'anthologie de la musique al Ala, musique andalouse. Après ce fut le tour du Malhoune, ensuite le Gharnati, les musiques populaires du Maroc, les Royess du Souss et la musique Hassanie. Maintenant c'est le tour des Gnaoua. Il reste encore beaucoup de traditions musicales à toucher, parce que le Maroc est très riche encore de ce patrimoine oral.
L'Opinion : Comme quoi par exemple ?
Ahmed Aydoun : Par exemple la musique rifaine, jusqu'à présent il n'y a rien qui ait été fait dans ce sens autour de cette musique, aussi la musique des oasis à partir de la ligne d'Errachidia jusqu'à Zagora.
L'Opinion : Souvent, on évoque le danger de perte du patrimoine oral y compris la musique gnaoui...
Ahmed Aydoun : Il y a de fait un double danger. Le premier c'est celui qui se traduit par la disparition des anciens maîtres et le deuxième c'est que le monde actuel est un monde de consommation, avec un rythme rapide, les gens n'ont pas la patience d'apprendre beaucoup, le public aussi n'est pas exigeant en ce qui concerne les musiques vraiment raffinées. Il raffole plutôt de musiques où il y a du rythme qui invite à la danse et la joie. Donc forcément on va rétrécir encore plus le répertoire et les expressions populaires au Maroc. D'où l'urgence de réaliser de tels travaux. On les réalise comme on peut. Peu importe que cela soit pris en charge par le ministère de la Culture où par des associations et autres mécènes.
L'Opinion : Toutes les initiatives sont donc les bienvenues.
Ahmed Aydoun : En effet et je cite à ce propos l'initiative de 2001 où nous avons effectué un travail de trente CD sur les musiques populaires avec Maroc Telecom. C'est bien, pourvu que des banques, des institutions s'intéressent à cela parce que c'est notre patrimoine à tous et non pas d'une administration ou d'un ministère quelconque.
L'Opinion : Comment s'est déroulé le périple de quatre ans pour arriver à faire le tour de cette musique gnaouie ?
Ahmed Aydoun : D'abord nous avons structuré le projet en trois phases. La première nous l'avons appelée la phase de prospection. C'est-à-dire qu'avant d'aborder ce projet du patrimoine, il fallait en dessiner au préalable les contours, savoir ce qu'il comporte, car chaque maallem a son répertoire propre lequel, dans certains détails, ne correspond pas au répertoire d'un autre maallem. D'où le fait que c'est vraiment un corpus qui est très large. Mais cette prospection nous a permis quand même (à part l'interview du maallem qui nous donne certains détails techniques du rituel, comment il se déroule, quels sont les ingrédients, les accessoires etc.) de voir qu'il y a un corpus commun à tous les gnaouis, sur lequel on va mettre l'accent. Et donc ce corpus commun étalé sur les trois phases connues: al-Aada, Bambra et Lmlouk, déploie les mêmes rythmes, les mêmes chants, les mêmes textes chantés avec quelques variantes minimes chez un maallem comme chez un autre. Nous avons donc privilégié d'isoler ce répertoire commun qui correspond à la Lila, c'est-à-dire la nuit rituelle et de laisser les variantes pour des CD annexes qui vont s'ajouter par la suite. Les 6 premiers CD relèvent donc de la Lila telle qu'elle est conventionnellement reconnue par tous les gnaouis et les trois restants ce sont de petites particularités, par exemple les Issemgane, les gnaoua amazighs qui ont des origines d'esclaves, la Ganga des oasis de Zagora, les Sebtiyyine qui relèvent d'un répertoire adressé aux juifs marocains. Bref, beaucoup de petites choses comme ça que nous avons isolées dans des CD annexes.
La deuxième phase a été une phase analytique où nous avons pu relever un répertoire conventionnel. La troisième phase c'est la phase de production où nous avons commencé à enregistrer, à recueillir des textes, à prendre des photos, à imaginer ce que serait le conditionnement du projet, sa maquette etc. Il a été fait appel à des compétences qui travaillent dans ce sens. Y compris pour les textes analytiques qui sont de trois dimensions : historique, anthropologique et musicologique.
L'Opinion : Au fil de ce périple, vous avez rencontré beaucoup de gnaouis ?
Ahmed Aydoun : Nous avons interviewé quatorze maallems gnaouis, à Tétouan, Assilah, Meknès, Fès, Essaouira, Marrakech, Casablanca, Smimou, Zagora.
L'Opinion : Du fait de la médiatisation, d'aucuns peuvent croire que le gnaoui chanteur, artiste instrumentiste c'est en grande partie Essaouira ?
Ahmed Aydoun : La médiatisation fait ce qu'elle fait mais il reste l'histoire, la mémoire collective retient encore que les Gnaoua ont été omniprésents partout au Maroc. Il y a une double réalité. La première c'est que les Gnaoua se sont implantés dans les villes traditionnelles à Fès, Meknès, Marrakech, Essaouira, Tanger, Tétouan. Deuxième réalité, c'est que les Gnaoua sont des musiciens itinérants comme les hlaqiya animateurs de halqa faisant le tour du Maroc parcourant villes, douars, moussems. Les Marocains, tous, à un moment ou un autre de leur vie, ont pu voir la procession des gnaoua dans les artères de la ville.
L'Opinion : Les gnaouis musiciens animateurs de Lila en privé avaient tendance à être sédentaires...
Ahmed Aydoun : Nous dirons plutôt semi-sédentaires pour la simple raison qu'aucun maallem gnaoui n'était confirmé dans la maîtrise de son art s'il ne passait pas par un certain nombre de moussems. Son initiation, sa confirmation, passaient par les moussems par exemple de Moulay Brahim, de Zerhoun ou Tamslouht.
L'Opinion : Les moussems étaient les plateformes pour s'initier et se faire connaître, acquérir une notoriété ?
Ahmed Aydoun : Voilà, on passait par des stades d'initiation en se produisant un peu partout sur le territoire. Il y a aujourd'hui une autre itinérance, c'est celle où le musicien gnaoui n'est plus seulement celui qui fait la Lila rituelle traditionnelle mais aussi celui qui se produit de plus en plus sur des scènes de festivals. Ça devient courant aujourd'hui mais ce n'est pas vraiment nouveau. A partir de 1959 avec le Festival des arts populaires de Marrakech, on commence à voir le gnaoui qui monte sur scène. En même temps, on peut découvrir aussi qu'il y a un certain nombre d'enregistrements discographiques où les prestations musicales des Ganoua ont été enregistrées dans le passé bien avant l'engouement actuel. A ce propos, on apprend que déjà en 1912 la société Pathé avait enregistré des Gnaoua. Il y a toujours des choses à découvrir, le champ de recherche n'est pas totalement clos.
L'Opinion : L'une des plus importantes actions dans votre travail reste la transcription des paroles chantés par les Gnaoua. Comment ça s'est passé et qu'avez-vous découvert ?
Ahmed Aydoun : D'abord travailler sur les textes chantés c'est quelque chose de très difficile parce que le chant du gnaoui n'est pas tout à fait explicite. Il fait des contractions de mots, il y a des phrases qui n'apparaissent pas clairement, des lettres qui sont interchangées. Du coup, il fallait faire plusieurs essais avec les maallems et aussi réécouter des enregistrements pour saisir les paroles. Parce qu'on ne pouvait pas demander aux maallems de transcrire leurs textes.
L'Opinion : Ils ont mémorisé ces textes de générationen génération et il suffisait donc de les écouter...
Ahmed Aydoun : Ils ont mémorisé certes mais ils ne peuvent se rappeler le texte qu'en situation. Ce n'est pas comme les chanteurs modernes qui peuvent se rappeler le texte d'une chanson directement sans avoir besoin de chanter. Pour le gnaoui, c'est un processus intégré à sa thématique, son chant, sa mélodie, son rythme. Lui demander, sans chanter, de réciter le texte ce n'est pas possible. Donc nous nous sommes mis nous-mêmes à réécouter bien sûr avec un grand travail effectué par Abdesslam Alikane qui est lui-même maallem. Nous avions la chance d'avoir cette interface utile avec quelqu'un qui est à la fois dans la tradition et en même temps capable de tenir des discours, proposer des analyses. Abdesslam Alikane, faut-il le rappeler, est l'un des directeurs artistiques du Festival de Gnaoua. Nous avons travaillé plusieurs fois sur les textes, nous avons recorrigé, nous avons encore réécouté. Bref cela a pris beaucoup de temps.
L'Opinion : On dirait que les paroles chantées sont relativement pauvres au niveau du lexique avec une structure de litanies.
Ahmed Aydoun : Oui parce que là les paroles acquièrent leur richesse symbolique, leur signification, leur valeur avec la musique. Quiconque qui n'écoute pas la musique gnaouie, qui n'est pas dedans, le texte chanté peut lui paraître d'une pauvreté évidente. Car le texte s'il n'est pas chanté, s'il n'est pas référencié à des sources qui sont déjà connues, perd de sa force, sa puissance d'évocation. Parce que le simple fait de citer ou d'évoquer un mot cela renvoie à une signification très profonde, mais ça c'est un autre travail. Pour notre part, nous avons effectué un travail basique, c'est-à-dire transcrire le texte tel qu'il est et en même temps nous avons procédé à une traduction en français des paroles chantées. Après, il faudrait que d'autres analystes s'attèlent à un travail sur la sémantique du texte.
L'Opinion : Quels thèmes dans les textes recueillis ?
Ahmed Aydoun : Les thèmes du chant gnaoui sont connus. D'abord il y a deux visions. Il y a la vision soufie, mystique, avec évocation du Prophète et de sa famille et par conséquent évocation des grands maîtres du soufisme, les grands saints marocains. Tout cela constitue l'ancrage du gnaouisme dans la tradition marocaine qui porte l'héritage de la tradition subsaharienne et en même temps a su intégrer fortement la tradition marocaine musulmane et spirituelle.
La deuxième vision c'est celle du totémisme africain, l'invocation des esprits, l'invocation de l'invisible, l'ésotérisme etc. A partir de là, on peut subdiviser en sous-thèmes comme la prière sur le Prophète, le thème de la sainte famille du Prophète, les Chorfa, les saints et hommes pieux pour la première vision. Pour la deuxième vision l'évocation des anciens maîtres Bambara, Foullani, Haoussa etc. Mais aussi évocation à travers les sept couleurs des maîtres invisibles. Et donc chaque couleur a sa signification qui renvoie aussi à des repères. A partir de là, on a des thèmes par couleur, le thème noir avec Oulad Lghaba, les gens de la forêt, le thème rouge de Sidi Hammou avec la référence au sang, au boucher, le thème vert qui fait référence à l'Islam et en même qui essaie d'intégrer des soufis de la région subsaharienne, le thème jaune des femmes Bnat Lalla Mira, Lalla Rkia, Lalla Hawa etc. Dans le thème noir, la partie qu'on appelle Oulad Lghaba, les gens de la forêt, on touche aux Haoussa, à la boucle du Niger. Là c'est l'évocation du passé.
Tout un travail reste à faire par des gens qui ont la compétence de l'analyse du texte chanté car il y a des mots que même les gnaouis ne savent pas quelle signification leur attribuer, des mots qui reviennent, qui font partie de la tradition orale et qui ont un rapport certain avec le langage de Bambara, du Foullani (peul) soit d'autres langues africaines introduites, peut-être modelées parce que l'histoire peut changer un mot qui, à l'origine, avait une sonorité originelle et qui en acquiert une autre. Vraiment un grand travail de linguistique comparée qui reste à faire.
L'Opinion : Quelles difficultés de transcription de l'oral vers l'écrit ?
Ahmed Aydoun : Les difficultés ce n'est pas ce qui manque. De toute façon il faut dire une chose qui est la suivante : ce que nous avons fait c'est une démarche normative qui n'est pas définitive. Comme dans tout langage populaire doté de cette spontanéité, il en devient créatif. Le chanteur peut, à chaque fois, selon le contexte et public, ajouter d'autres mots ou en retrancher d'autres.
L'Opinion : Il improvise selon l'état d'esprit et l'élan du moment ?
Ahmed Aydoun : Exactement il improvise, il ajoute, il se rappelle des choses qu'il n'a pas dites dans un concert ou Lila précédents. Nous n'avons donc aucune prétention à l'exhaustivité dans son sens le plus précis. Mais nous avons une autre façon d'être exhaustifs dans le déroulement et la classification des phases et sous-phases de ce grand répertoire.
A mon avis, si on tient vraiment à l'exhaustivité la plus complète, il faudrait prendre chaque maallem et l'enregistrer totalement, tout ce qu'il sait et l'enregistrer non pas une seule fois mais plusieurs. Donc c'est une démarche difficile, complexe, coûteuse. Au lieu de cela nous avons fait un choix méthodologique de fixer, de consigner ce grand répertoire dans sa forme et en tenant compte de l'essentiel.
L'Opinion : Combien de maallem gnaouis pratiquent aujourd'hui au Maroc ?
Ahmed Aydoun : Je n'ai pas de chiffre, je pense que personne ne peut savoir vraiment d'autant qu'il y a beaucoup de gnaouis qui se sont autoproclamés maallems par effet de mode. Il faudrait pouvoir définir une sorte de barème de maîtrise de l'art musical gnaoui pour classer les maallems et dresser une liste, mais j'ignore si c'est possible ou même utile de le faire. Personnellement je crois à une chose, c'est que c'est l'affinité musicale, l'activité d'enregistrements qui vont pouvoir faire la différence entre les vrais maallems et les autres qui n'ont pas encore atteint le degré de maîtrise requis mais qui, peut-être, parviendront à l'atteindre par la suite en persévérant.
L'Opinion : Qu'en est-il des productions d'enregistrements de la musique gnaouie dans le passé ?
Ahmed Aydoun : La musique gnaouie a intéressé beaucoup de monde et il y a eu beaucoup de productions. Ce sont des productions isolées qui prennent une partie du répertoire ou peut-être la même partie qui est reproduite. Il y a des enregistrements qui ont été effectués par des chercheurs étrangers américains, italiens, français, espagnols. Nombre de gens se sont intéressés à la musique gnaouie depuis les années cinquante avec le travail de Paul Bowles qui avait réalisé beaucoup d'enregistrements qui se retrouvent aujourd'hui dans la bibliothèque du Congrès américain. Il y a aussi les travaux de Randy Weston, Antonio Baldassarre, Henri Agnel, Philip Schuyler etc. Mais c'est ici la première fois qu'on réalise une anthologie complète de ce répertoire.
L'Opinion : Est-ce que la musique gnaouie avec le consumérisme ambiant aurait tendance à changer ou serait-elle mue par un courant traditionnaliste qui la préserve dans son fond originel ?
Ahmed Aydoun : Moi je crois que le dernier mot reviendrait à la tradition. Même les musiciens gnaoua qui ont eu l'habitude de côtoyer des musiciens de Jazz et fusion etc. finissent par revenir toujours à leur musique traditionnelle. Ce qui change la musique dans toute tradition historique, c'est la marge, c'est la marge qui change. Je m'explique sur ce qui me parait quand même assez paradoxal : le changement à mon sens intervient par le biais de gens qui n'ont pas suffisamment de répertoire traditionnel. Ils sont obligés de combler leurs lacunes par d'autres choses en travaillant sur les apports des autres registres. Et le changement intervient aussi avec les virtuoses des instruments. L'instrumentiste virtuose a toujours tendance à faire autre chose que les autres, à se surpasser, à devenir créateur. Globalement, la musique gnaouie change par sa propre dynamique. On ne peut pas dire qu'elle ne change pas. Il n'y a aucune musique au monde qui ne change pas. Le rythme de la vie change, on va vers plus de rapidité, par conséquent on imprime cette rapidité à notre façon de chanter pour acquérir un autre public. L'environnement général de la vie fait pression mais surtout sur la périphérie de l'interprétation comme j'ai dit plus haut car le fond reste le même.
L'Opinion : Il n'y a donc pas de raison de craindre pour ce patrimoine musical ?
Ahmed Aydoun : Si, car on n'est pas sûr que ça va continuer toujours ainsi. Le gnaoui qui était isolé dans son village, qui avait un rapport avec la tradition, avec le rituel, les moussems, est devenu aujourd'hui un gnaoui qui a son Smartphone, son agent artistique, participe à des festivals, est au courant de ce qui se passe dans les musiques du monde. Du coup, on ne peut pas dire que ça ne va pas changer. En clair, il y a autant de choses qui nous rassurent que de choses qui nous alertent. Il ne s'agit pas de se dire que tout va bien du moment qu'il y a des enregistrements, des gens qui chantent, un public fidèle. Car le public connaît quelques chansons gnaouies qu'il aime toujours entendre, fredonner, qu'il demande au maallem de chanter mais il ignore tout le reste. Donc forcément la mémoire va faiblir. Maintenant même l'enregistrement ne préserve pas la musique. Ce qui préserve la musique ce sont deux choses : d'un côté continuer à pratiquer, assurer les bases économiques et sociales de la pratique de la musique et, de l'autre, assurer un statut à l'artiste populaire pour qu'il puisse continuer à nous servir cette musique. Sinon il va apprendre autre chose.


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