Certains médias et réseaux sociaux mettent en avant la réussite des étudiants marocains aux concours d'entrée aux grandes écoles d'ingénieurs en France, et plus particulièrement à la prestigieuse Ecole Polytechnique. Ce qui fait dire par-ci par-là que « Les Marocains sont forts en maths. » On ne peut que s'en réjouir, bien entendu. Mais il faut aussi rappeler que ces étudiants préparent ces concours au sein de quelques rares structures bien nanties. On peut ainsi observer en passant que « Lorsque on se donne les moyens, on réussit ! » Qu'en est-il réellement de l'enseignement des mathématiques au Maroc dans sa globalité ? Les dires que je viens d'évoquer laissent penser qu'il se porte bien, et qu'il est même au top. Mais ce qu'en rapporte la dernière enquête du TIMSS (Trends in International Mathematics and Science Study) est plutôt inquiétant (voir cet article et celui-là où sont exposés certains éléments à cet effet). Et c'est ce qui m'interpelle le plus : cela ressemble de près à ce qui se passe depuis quelques décennies en France qui a été tout aussi épinglée là-dessus par le même organisme d'évaluation. Les problèmes de l'enseignement des mathématiques en France sont devenus bien visibles au début des années deux mille. Au niveau de la région du Nord, nous étions un petit groupe de collègues à nous en inquiéter. Dans la mesure de nos possibilités, nous avons essayé d'apporter des solutions. Malheureusement nous ne sommes pas parvenus aux résultats que nous espérions, les problèmes étaient en réalité plus « profonds » que ce que nous pensions. Sur le plan national, les interpellations écrites ou orales de ceux qui y étaient sensibilisés, n'ont pas eu beaucoup d'écho non plus. J'y ai participé de mon côté par quelques billets dans Images des Maths (journal en ligne du CNRS) ; j'en ai extrait quelques bribes pour composer en partie le présent texte. Ces problèmes sont maintenant bien installés à tel point qu'ils semblent insolubles et nous « obligent presque à nous en accommoder » ! Ils ne cessent de hanter les responsables français qui se succèdent, inquiets par la publication des évaluations du niveau des élèves, en l'occurrence celles de TIMSS et PISA (Programme International pour le Suivi des Acquis des élèves). Certes, chaque gouvernement fraîchement élu promet de les éradiquer, « joint l'acte à la parole » en mettant en place des commissions de réflexion, en lançant des initiatives… Mais après les premiers remous, les actions concrètes initiées se voient souvent renvoyées aux calendes grecques. Rien n'a jamais réellement bougé. La « mission de sauvetage » confiée en 2017 à Cédric Villani et Charles Torossian – qui ont rendu un rapport et une proposition de vingt et une mesures à prendre – avait du bon et du contenu. Elle a soulevé un vent d'enthousiasme. Malheureusement, même si tout y était, elle est restée sans budget. Avec les « moyens du bord » elle a été initiée çà et là pendant deux ans à peu près, puis mise de côté pour ensuite tomber aux oubliettes. (La pandémie du Covid-19 y a été aussi pour beaucoup.) Je crains qu'elle ne soit plus maintenant qu'un souvenir. Toutefois, elle reste une bonne base de travail qui pourrait être reprise – espérons-le – si les « bonnes volontés sont mises à jour » ! Je dirais, de façon plus franche : lorsque les politiques auront moins d'égo, chercheront moins le « pouvoir personnel » et accepteront de travailler ensemble pour le bien de la collectivité. Ce n'est pas encore chose faite ! Jusqu'à récemment on n'a pas bien cherché à comprendre comment les problèmes de l'enseignement des mathématiques sont réellement nés, et encore moins comment ils ont été « cultivés ». À part les enseignants qui s'y sentaient directement concernés, personne ne s'est hasardé à remuer le fond de la jarre, là où ils confisent, végètent… C'est aussi parce que ces « ouvriers de l'enseignement » – qui sont les vrais acteurs – ne sont jamais consultés : quand on recense des avis, on ne le fait qu'auprès de certains responsables des « hautes fonctions » (même scientifiques) souvent largement déconnectés de la réalité du terrain. Lire aussi : Education: la feuille de route 2022-2026 vise à réduire d'un tiers la déperdition scolaire Mais la responsabilité n'est pas uniquement là où on le pense ! La situation a commencé à se dégrader il y a à peu près trente ans, quand des « politiques zélés », pensant sans doute bien faire, ont dénoncé ce qu'ils qualifiaient de « domination des maths, leur côté matière de sélection… » Le plus triste est que ceci, bâti souvent sur une méconnaissance de la discipline, a trouvé écho auprès de beaucoup de monde : ceux dont les enfants n'arrivent pas à franchir un cap « à cause » des maths (disent-ils !), ceux qui en gardent de mauvais souvenirs, ceux qui les détestent tout bonnement ou qui avaient un contact difficile avec l'enseignant… moult raisons qui font qu'ils n'hésitent pas à porter main forte à tous ceux qui profèrent ces récriminations. De nos jours encore, il n'est pas rare d'entendre certains répéter (avec grande fierté !) des « J'étais nul en maths ! », « Je n'aimais pas les maths ! », « J'avais un mauvais prof ! »… Cet acharnement s'est amplifié et a été relayé par des médias. Voici par exemple ce qu'on pouvait lire en 2006 : « Le monde parle en langage Mathématique », écrivait Galilée. L'école française aussi, pourrait-on ajouter, tant cette discipline y occupe une place centrale. A tous les niveaux, jongler avec les fonctions, les équations ou les notions les plus abstraites détermine la réussite. Les forts en maths voient toutes les portes s'ouvrir devant eux, pendant que les autres souffrent ! Les études portant sur les cours particuliers que les familles font donner à leurs enfants font bien ressortir que ces heures supplémentaires sont majoritairement dédiées aux fractions et équations, dès le début du collège. Sans les maths, donc, peu de chance ! Les comptes rendus du rapport sur l'enseignement des disciplines scientifiques dans le primaire et le secondaire montrent combien cette domination fait jouer un rôle assez peu confortable à une discipline qui chez nombre de nos voisins est importante, certes, mais à peine plus que les autres ! Ainsi, la majorité des jeunes qui choisissent la filière S (scientifique) ne le font pas pour les sciences mais pour s'assurer le meilleur avenir possible… D'un côté, il y a quasi-obligation à réussir dans cette discipline, afin de réaliser un parcours scolaire sans trop de fautes pour accéder au métier de son choix… De l'autre, ce positionnement sur un piédestal entraîne une regrettable confusion sur le sens de cet apprentissage. On oublie souvent son côté discipline de culture autant que son côté formateur des esprits, puisque son intérêt se réduit pour une bonne part au tri des élèves qu'elle permet… Les maths seraient devenues un outil de sélection plutôt qu'un outil de formation. » Le Monde de l'Education, 351, Octobre 2006. Non à la dictature des maths ! Ce n'était donc pas si étonnant qu'une masse de gens ait accepté cette idée quelque peu abracadabrantesque de « dictature des maths », soutenue par des politiques de premier rang, qui ont même promis en passant, et de façon démagogique, de relever le taux de réussite au baccalauréat à 80%. Comment est-il possible de faire cela si ce n'est en baissant drastiquement le niveau des enseignements, et en particulier celui des mathématiques qui passent pour être le catalyseur de tous les maux ? (Mais on y est arrivé quand même : ce taux a été de 87% en 2017, et n'a fait que qu'augmenter depuis lors !) Alors pour ce faire, on a commencé à taillader les programmes de mathématiques (à tous les niveaux), les alléger, les vider de leur substance, c'est-à-dire de tout ce qui fait appel au raisonnement et la réflexion qui sont non seulement leurs piliers mais aussi le but même de leur enseignement… Place aux recettes que les élèves n'ont qu'à mémoriser et appliquer directement. Des notions ont disparu presque entièrement, par exemple des bribes de certains thèmes ont ravi une bonne part de l'espace qu'occupait la géométrie qui est la colonne vertébrale des mathématiques et par laquelle on apprend le plus à mener un raisonnement qualitatif sans être obligé de faire appel à un mécanisme calculatoire bien établi. Beaucoup de jeunes élèves ayant subi à l'époque cette « réforme à reculons » sont aujourd'hui des enseignants. Et le constat est sans appel : faiblesse du niveau et surtout manque de compétence, de capacité de réflexion… en somme, de tout ce qui est indispensable à celui dont le métier est de transmettre ce savoir à des apprentis. Et le savoir est fondamental ! Sa transmission à travers une leçon (un cours ou des travaux dirigés), devient plus facile quand le maître connaît parfaitement bien le contenu de ce qu'il doit communiquer. « On n'enseigne que ce que l'on sait » disait Jacqueline de Romilly. On peut aussi citer la fameuse maxime de Gustave Flaubert (grand maître de l'esthétique littéraire) dissertant sur le contenu, l'idée, le style, la forme : « Si vous saviez précisément ce que vous voulez dire, vous le diriez bien ! » Tous les deux mettent en avant une vérité incontestable : Pour enseigner bien, pour communiquer bien, il faut connaître bien ce que l'on enseigne, ce que l'on communique ! Le maître doit donc avoir cette qualité. Ceci peut ne pas être toujours suffisant mais c'est le moins qu'on puisse exiger. Cette solidité du savoir permet en plus d'apporter des éléments de réponse aux questions curieuses et inattendues de la part d'apprentis alertes. Ces derniers se sentiront ainsi encouragés à aller plus en avant et devenir éventuellement des éléments brillants dans la recherche mathématique. Il faut aussi se garder d'avoir systématiquement recours à une quelconque machine. Et ne jamais abandonner ses propres capacités cognitives en se déchargeant sur l'intelligence artificielle comme si celle-ci était salvatrice de tout ! Que faire du « problème de l'enseignement » ? On n'est pas prêt à le résoudre : il se posera encore durant plusieurs des années qui viennent. Aucune réponse, aucune résolution... ne peuvent y apporter de solutions immédiates. Actuellement on ne peut que le colmater pour en sauver une partie tout en réfléchissant sérieusement à une véritable stratégie pour la suite. Quelques décennies seront nécessaires pour que la situation regagne sa « normalité » : il faut toujours beaucoup de temps pour reconstruire ce qui a été détruit. Le Maroc suit presque la même trajectoire que la France sur tout ce que je viens de conter. Pour le moment, il me semble que les problèmes ne sont encore visibles que dans le primaire et le secondaire mais ils ne tarderont pas – si ce n'est déjà fait ! – à rattraper le supérieur. J'espère que cela interpellera les responsables et « décideurs » marocains, et les amènera à reprendre le gouvernail… Un pays en plein développement tel que le Maroc ne doit pas se permettre de laisser l'enseignement de la première discipline scientifique décliner de manière irréversible. (*) Mathématicien, Professeur émérite Université Polytechnique Hauts-de-France