Le Maroc consolide sa stature économique à l'échelle continentale, porté par une Diplomatie Royale volontariste, un soft power assumé et l'audace croissante de son secteur privé. Multiplication des accords commerciaux, investissements ciblés en Afrique subsaharienne, positionnement stratégique sur les chaînes de valeur régionales : le Royaume entend transformer son ancrage africain en levier de prospérité partagée. Quels secteurs présentent le plus fort potentiel pour amplifier cette présence ? Quelles conditions réunir pour garantir une croissance marocaine inclusive et compétitive à l'international ? Eléments de réponse avec le professeur Ahmed Azirar, économiste, fondateur du Cercle de l'Economie d'Entreprise du Maroc (CEREM) et chercheur à l'IMIS. l Maroc Diplomatique : Le Maroc multiplie les accords commerciaux et les projets d'investissement en Afrique subsaharienne, dans une logique de co-développement et de diplomatie économique. Quels sont, selon vous, les secteurs les plus porteurs pour renforcer la présence marocaine sur le continent ? – Pr Ahmed Azirar : Effectivement, le Maroc assure une présence notoire en Afrique subsaharienne. La Diplomatie Royale, la diplomatie économique et le soft power ouvrent la voie à l'international au secteur privé pour prospérer dans de multiples secteurs. Les accords d'Etat à Etat, la finance et la logistique ont balisé le terrain à d'autres secteurs comme l'habitat et les travaux publics, les mines, l'industrie, les services, le commerce et l'enseignement. Le Maroc est aujourd'hui le 1er investisseur en Afrique de l'ouest et le second dans tout le continent. Chacun sait que l'investissement appelle l'exportation. Des secteurs qualitatifs comme le numérique et l'enseignement supérieur creusent leurs sillons continentaux. Sans oublier le travail de fonds que l'OCP accomplit en transformant l'agriculture africaine et en installant des unités de production d'engrais dans un esprit de parfait partenariat sud-sud. Ce que fait l'Université Mohammed VI Polytechnique (UM6P) de Ben Guerir en matière d'enseignement de qualité, de recherche scientifique et d'attrait des talents est particulièrement intéressant. Sans oublier l'Institut Supérieur de Commerce et d'Administration des Entreprises (ISCAE) qui s'est très tôt installé en Guinée, mais dont la dynamique de précurseur n'a malheureusement pas été approfondie. Il faudrait revenir à la charge avec d'autres universités et écoles, tant le domaine regorge de bienfaits pour l'université, le Maroc et le reste du continent. D'autres secteurs ont de la place sur le continent dans le sillage de la dynamique de la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf) qui doit être exploitée par les entreprises marocaines seules ou avec des associés africains ou internationaux. Pour sa part, la logique des corridors intégrés que le Maroc entreprend et qu'il devrait approfondir avec les pays partenaires, révèle de larges potentialités dans les infrastructures, la logistique, le digital, les énergies… A titre d'exemple, le corridor qui s'ouvre autour du gazoduc Nigeria-Maroc est particulièrement prometteur. Une autre logique devrait être renforcée, c'est celle des chaînes de valeurs régionales. À ce niveau, l'agro-industrie dans ses diverses branches végétales et animales, le textile-cuir, les mines, les transports, le tourisme, les arts … ont des cartes gagnantes à jouer. Tel est le cas de ces entreprises qui produisent leurs matières brutes en Afrique subsaharienne pour les transformer au Maroc et écouler des produits finis à valeur ajoutée sur le marché local et à l'exportation. Maintenant, la concrétisation de toutes ces opportunités est de la responsabilité du secteur privé. Personne n'ira faire des affaires à la place des entreprises qui doivent être bien gérées et soutenues par leurs associations professionnelles. Elles doivent être compétitives, organisées, financièrement saines, bien assurées contre les risques, stratégiquement et techniquement conseillées, et surtout aptes managérialement et humainement. L'accès aux marchés est une affaire de stratégie, d'aptitudes et d'organisation. Le patronat doit organiser l'internationalisation des entreprises en groupements d'intérêt, et de parrainages afin de tracter les petites et moyennes entreprises (PME) par les grands groupes. Autre voie, pourquoi le privé marocain ne crée-t-il pas des réseaux de grande et moyenne distribution transcontinentaux pour servir de courroie aux produits marocains, comme le font chez nous d'autres pays ? Nos champions et les jeunes loups patronaux devraient s'investir dans ce domaine. Le Maroc est plus atlantique que méditerranéen ! C'est une réalité́ géographique que l'histoire a occultée. Lire aussi : Développement régional : Des locomotives économiques face à des régions en difficulté l Quelle lecture faites-vous de l'ambition marocaine dans l'espace transatlantique, et quels leviers doivent être activés pour structurer un axe économique solide avec l'Amérique du Nord et l'Amérique latine, au-delà des accords de libre-échange existants ? – Il faut se rendre compte que le Maroc est plus atlantique que méditerranéen ! C'est une réalité́ géographique que l'histoire a occultée. Ce n'est donc qu'un juste retour géostratégique que le Royaume œuvre à développer son flanc atlantique et propose même à ses partenaires africains et transatlantiques la création d'une vaste aire commune de paix et de co-développement. Les leviers que le Maroc utilise pour concrétiser ce projet très ambitieux sont multiples : géostratégiques, diplomatiques, économiques et culturels. Au niveau géostratégique, faire prendre conscience à 23 pays africains de leur atout atlantique est, je dirais en quelque sorte, leur assurer un partenariat durable et amical. Dire au monde occidental qu'il faut arrimer l'Atlantique nord à son flanc sud cela revient à promouvoir un projet de nature à bouleverser positivement la géopolitique mondiale. Unir autant de pays pour faire contrepoids au déplacement du centre du monde vers l'indo-pacifique, ne sera pas un fait anodin ! Diplomatiquement, le Maroc qui navigue avec aisance entre son crédo libéral et ses relations équilibrées avec tous les pôles mondiaux, dispose de suffisamment d'arguments pour promouvoir le projet atlantique tout en tranquillisant toutes les puissances sur les objectifs visés. Economiquement, l'Afrique, puissance potentielle du futur, a tout intérêt à s'accorder avec les puissances mondiales pour valoriser ses propres ressources, à drainer massivement les investissements directs étrangers (IDE) et à en partager équitablement les résultats avec les investisseurs. Les innombrables projets envisageables, comme le gazoduc Nigeria- Maroc, ou le corridor sahélien, offrent au monde des terrains d'investissements considérables. Culturellement, les idées de l'africanité́, du co-développement, du nord-sud, de paix mondiale, de durabilité́, sont quelques maitres arguments qui sous-tendent le projet de l'atlantique sud que le Maroc promeut. Ce sont des arguments qui bien communiqués peuvent être mobilisateurs. Le Maroc n'accepte plus le double jeu à son égard. Comme le choix stratégique du partenariat maroco-européen est irréversible. l En dépit de liens historiques forts avec l'Union européenne, les relations économiques Maroc–UE sont aujourd'hui traversées par des tensions commerciales (ex. : CBAM, agriculture, pêche). Dans ce contexte, comment le Maroc peut-il redéfinir sa stratégie de coopération avec les pays européens, en défendant ses intérêts industriels et agricoles tout en s'adaptant aux nouvelles normes de durabilité imposées par Bruxelles ? – Les tensions dont vous parlez sont l'expression de la grande complexité́ de la gouvernance européenne interne. L'Union européenne (UE) est bel et bien à la croisée des chemins. Elle vit le retour de la guerre, l'exacerbation de ses problèmes démographiques, politiques, militaires, énergétiques, économiques et sociaux. Sa vision du partenariat mondial est, de ce fait, floue. Toutes directions confondues : Russie, Chine, USA, Afrique. La montée des droites souverainistes complique la donne. Aussi, la forte pression douanière, militaire et politique exercée sur elle par le président Trump accentue cette complexité. C'est donc à nous d'être conscients de cette phase perturbée pour en gérer les tenants et aboutissants. Sa Majesté́ le Roi Mohamed VI a été clair. Le Maroc n'accepte plus le double jeu à son égard. Comme le choix stratégique du partenariat maroco-européen est irréversible. Sur ces bases, la diplomatie marocaine s'active pour réorienter la coopération maroco- européenne dans un sens plus dynamique, plus équilibré et ouvert davantage sur le grand sud. Nos accords sont à réviser dans cet objectif. La coopération dans les secteurs stratégiques nouveaux devrait se renforcer : énergies renouvelables, hydrogène vert, intelligence artificielle, cybersécurité… Notre partenariat doit se diversifier en direction d'autres pays d'Europe du Nord et du centre notamment, sans négliger bien entendu les partenaires traditionnels dont la France, l'Espagne et l'Allemagne… Nos regards croisés respectifs doivent changer. l Le Maroc a récemment accéléré la mise en œuvre de son repositionnement économique mondial, à travers des projets structurants comme le gazoduc Nigeria-Maroc, la stratégie "Made in Morocco", les partenariats Sud-Sud, ou encore l'ouverture vers les BRICS. Comment évaluez-vous la capacité du pays à concilier ses ambitions d'exportation, de souveraineté industrielle et d'attractivité pour les IDE dans un environnement géoéconomique de plus en plus fragmenté ? – Pour évaluer correctement, il faut passer en revue beaucoup de comptes quantitatifs et qualitatifs. En somme, le Maroc fait preuve d'une formidable résilience. Son émergence est à portée de mains. Il faudrait juste traiter les névralgies qui restent tenaces pour accélérer et stabiliser la croissance. Il faut y travailler sérieusement. La décennie à venir est cruciale. Beaucoup de recommandations que le rapport sur le Nouveau modèle de développement a proposé́ sont à entreprendre. Les réformes structurantes sont à réussir notamment l'enseignement, la justice, la protection sociale et la réduction des inégalités spaciales. Pour ce faire, les élections à venir doivent mobiliser la jeunesse pour qu'elle porte aux responsabilités une élite compétente et dévouée à l'intérêt général. A commencer par la gestion sans faille de l'agenda 2030, des risques climatiques et des projets géostratégiques dont nous avons parlé́. La problématique de l'esprit de citoyenneté́ en baisse devrait également trouver le traitement qui se doit. Urgemment.