Dans les arcanes de l'Etat algérien, qui se présente comme un Etat civil, dirigé par un président élu, doté d'une Constitution et d'institutions officielles, au-delà des discours présidentiels, des scrutins régulièrement contestés, derrière cette façade se dissimule une réalité brutale : le pays est pris en otage depuis des décennies par une élite militaire tentaculaire, une caste de généraux qui gouvernent sans mandat, étouffent toute forme d'alternance et façonnent l'histoire nationale selon leurs intérêts. Leur influence n'est ni circonstancielle ni accidentelle. Elle s'enracine dans l'histoire même de l'Etat algérien. Une guerre d'indépendance comme matrice de la captation du pouvoir La genèse du pouvoir des généraux remonte à la guerre de libération nationale (1954-1962). Cette lutte pour l'indépendance, légitime et héroïque, a donné naissance à une armée triomphante, l'Armée de Libération Nationale (ALN), devenue après 1962 l'Armée nationale populaire (ANP). Depuis, les chefs militaires n'ont jamais cessé de peser sur le destin national, souvent dans l'ombre, parfois en pleine lumière, toujours au centre du pouvoir. Après l'indépendance en 1962, les militaires ont rapidement écarté le pouvoir civil incarné par le GPRA pour installer Ahmed Ben Bella, avec le soutien actif du colonel Houari Boumédiène. Ce dernier finira par renverser Ben Bella en 1965 lors d'un coup d'Etat « sans effusion de sang », marquant l'entrée durable de l'armée dans les rouages directs de l'Etat. C'est le péché originel de l'Algérie postcoloniale : une république dominée par la force des armes. LIRE AUSSI : Algérie : La nomination de Sifi Ghrieb, pari de Tebboune face à l'instabilité Dès lors, l'armée ne quittera plus les arcanes du pouvoir. Elle en est devenue l'ossature, l'architecte, la gardienne et, bien souvent, la prédatrice. L'Etat-Major invisible ou la dictature sans visage Le pouvoir militaire algérien n'est pas une entité uniforme mais un écosystème d'influences, de clans et de réseaux. Les Algériens parlent simplement des « décideurs« , une oligarchie informelle et sans visage, incarnée par une poignée de généraux qui règnent depuis l'ombre et tirent les ficelles du pouvoir. La figure la plus emblématique de cette gouvernance occulte est le général Mohamed Mediène, dit « Toufik », passé maître dans l'art du pouvoir silencieux. Chef du tristement célèbre DRS (Département du renseignement et de la sécurité) pendant un quart de siècle, il a gouverné sans apparaître, tissant une toile d'influence qui étendait ses ramifications sur les partis politiques, les médias, les entreprises publiques et les institutions judiciaires. Aucun ministre, aucun PDG, aucun gouverneur de banque ne pouvait être nommé sans son aval. La peur qu'il inspirait dépassait les frontières du pouvoir officiel. Même Bouteflika, arrivé au pouvoir en 1999 avec le soutien du DRS, mettra plus de dix ans à tenter de s'affranchir de sa tutelle. Le démantèlement partiel du DRS en 2015, présenté comme une victoire du civil sur le militaire, ne fut en réalité qu'une recomposition silencieuse. Algérie, otage de ses généraux ? La chute de Mediène fut présentée comme un tournant. En réalité, elle accoucha d'une recomposition. D'autres figures montèrent en puissance, comme le général Ahmed Gaïd Salah, chef d'Etat-major, qui se rendit célèbre en 2019 en exigeant la démission de Bouteflika sous la pression de la rue. D'abord porté aux nues par une population en quête de justice, il révéla rapidement les limites de sa volonté de changement. Très vite pourtant, le masque tombe. Gaïd Salah verrouille le processus électoral, fait arrêter des figures du Hirak, impose une présidentielle sans débat réel. La nomination de Tebboune en décembre 2019, dans des conditions opaques, scelle le retour au statu quo. Mais Gaïd Salah meurt soudainement quelques jours plus tard. Le trône militaire est alors récupéré par Saïd Chengriha, général discret mais redoutablement stratégique. Depuis son arrivée à la tête de l'Etat-major, il est l'homme fort du système. Il a consolidé sa position en réactivant des logiques de contrôle, de surveillance et de clientélisme qui ont fait la marque de fabrique du pouvoir militaire algérien. Le pouvoir des généraux est désormais concentré entre les mains de Chengriha et d'un noyau dur qui contrôle les secteurs vitaux : armée, gendarmerie, douanes, justice militaire, finances, diplomatie, et surtout, les grandes entreprises nationales comme Sonatrach. Corruption, trafic, prébendes : un système bien huilé La corruption au sein de l'état-major militaire algérien n'est pas un secret, mais un mode de gouvernance. En effet, ce pouvoir ne se limite pas à la coercition. Il est profondément économique. Les généraux algériens, actifs ou retraités, sont au cœur de réseaux d'enrichissement opaques : commissions sur les ventes d'armes, contrôle des importations, concessions minières, détournements de devises, privilèges fiscaux. Depuis les années 1990, plusieurs affaires ont émergé, souvent étouffées ou révélées à l'étranger. Des affaires comme le scandale Khalifa dans les années 2000, les rétrocommissions sur des contrats russes ou espagnols dans les achats d'armement, ou encore le « business de la frontière » dans les régions sahariennes notamment le trafic de carburant, de drogue et d'armes, ont toutes un point commun : l'implication, directe ou indirecte, des officiers de haut rang. Les généraux disposent aussi de passe-droits économiques. À travers des proches ou des prête-noms, les barons de l'armée sont aussi présents dans le BTP, l'import-export, les banques, les transports, et les concessions automobiles. Cette économie de rente et de prédation asphyxie l'investissement productif, paralyse l'innovation et condamne la jeunesse à l'exil ou à la soumission. Un poids politique écrasant Les généraux ne sont pas seulement les gestionnaires de l'Etat profond. Ils sont ses stratèges. En 1992, ils annulent les élections remportées par le FIS et déclenchent une guerre civile atroce, qui fera plus de 150.000 morts. Cette décennie noire devient le prétexte à une concentration absolue du pouvoir. En 2019, face au Hirak, l'armée rejoue la même partition. c'est encore elle qui poussera Abdelaziz Bouteflika à la démission sous la pression du Hirak, avec le général Gaïd Salah en première ligne. Elle promet la rupture pour mieux reconduire la continuité. Depuis, elle est l'arbitre invisible du jeu politique, validant ou invalidant les candidatures présidentielles, encadrant les partis et infiltrant la société civile. Aujourd'hui encore, les services surveillent, infiltrent, censurent, arrêtent. Le pouvoir militaire s'est fait le fossoyeur des alternatives. Une jeunesse en révolte, un pouvoir qui vacille Et pourtant, ce pouvoir n'est pas inébranlable. Le Hirak, mouvement pacifique et massif né en février 2019, a fissuré le mur de la peur. Des millions d'Algériens sont sortis dans la rue pour réclamer un « Etat civil, non militaire ». Ils ont contesté la prétendue légitimité historique des généraux, dénoncé leur enrichissement illicite, réclamé justice pour les crimes de la décennie noire. Si le mouvement a été brutalement réprimé, il a laissé une empreinte indélébile. Une nouvelle génération algérienne, instruite, connectée, indépendante, a pris conscience du véritable rapport de forces. La réponse du régime fut brutale : arrestations, procès expéditifs, harcèlement des journalistes, verrouillage du débat public. Mais la brèche est ouverte. L'idée d'une Algérie libérée de l'emprise des généraux a pris racine. Aujourd'hui encore, la transition démocratique en Algérie est entravée par la mainmise de l'armée. Tant que l'économie dépendra des hydrocarbures, et que l'appareil sécuritaire régnera sans contre-pouvoir, les généraux resteront les véritables maîtres du pays. Vers la fin d'un régime ? Le pouvoir militaire algérien s'adapte, mute, mais il ne peut survivre indéfiniment à l'érosion de sa légitimité. La transition démocratique en Algérie est entravée par la mainmise de l'armée, par conséquent, le défi de la démocratie en Algérie est d'abord un défi de démilitarisation du pouvoir. Tant que l'armée gouverne, l'Etat reste en otage. Tant que les généraux dictent la politique, le suffrage universel est un simulacre. Rompre avec cette hégémonie n'est pas une utopie. Des pays d'Amérique latine, d'Europe de l'Est ou d'Afrique ont su, à force de luttes civiles, d'organisation politique et de mobilisations citoyennes, repousser leurs oligarchies militaires. En Algérie, cette transition reste à inventer. Mais elle est possible. Elle est même nécessaire. Dévoiler le système des généraux, ce n'est pas seulement exposer une structure de pouvoir illégitime. C'est rétablir une vérité que le régime cherche à enfouir. C'est exposer le véritable obstacle à la souveraineté populaire. C'est rendre visible le verrou principal de la transition démocratique. Et c'est rappeler, avec lucidité mais sans renoncement, qu'aucune nation ne peut indéfiniment se développer sous l'égide d'une oligarchie en treillis. L'Algérie ne peut émerger, se développer et s'émanciper qu'en renversant le rapport de force entre la caserne et la nation. Il n'y aura pas de démocratie possible tant que des généraux gouvernent depuis les coulisses. L'avenir algérien passe par un choix clair : la fin du règne des armes, le retour au règne du peuple.