Il a plu sur le Maroc, enfin. Après des années de ciel avare et de terres craquelées, le pays a levé les yeux avec une ferveur presque religieuse. La pluie est revenue, tantôt douce, tantôt brutale. La neige a rhabillé l'Atlas de blanc, les barrages ont retrouvé des niveaux qu'on n'osait plus espérer, les nappes phréatiques ont respiré. On a parlé de bénédiction, de soulagement, presque de miracle. Et l'on aurait tort de bouder cette joie, car un pays qui manque d'eau ne peut qu'accueillir la pluie comme une promesse de survie, de continuité, d'avenir. Pourtant, très vite, derrière l'eau salvatrice, une autre vérité s'est imposée, froide, implacable. Celle d'un pays à plusieurs vitesses, dont les fractures deviennent visibles dès que la nature sort de la normalité. Car pendant que les indicateurs hydriques remontent, d'autres courbes, moins commentées, continuent de chuter : celles de la justice sociale, de l'égalité territoriale, de la dignité humaine. Ainsi, pendant que certains scrutent avec satisfaction les niveaux des barrages, d'autres regardent l'eau envahir leurs maisons. Pendant que l'on se félicite des réserves reconstituées, d'autres comptent les dégâts, le froid, la boue, la peur. En somme, la pluie, tant attendue, cesse très vite d'être une bénédiction universelle. À notre grand malheur, au Maroc, elle ne révèle pas seulement l'état du climat mais elle révèle aussi l'état du pays. Et ce qu'elle montre, aujourd'hui encore, est profondément inquiétant. Car la pluie n'est jamais neutre, elle ne tombe pas seulement sur des terres assoiffées ; elle s'abat aussi sur des routes fragiles, des ponts absents, des douars enclavés, des écoles en pisé, des hôpitaux inaccessibles. Elle frappe des territoires que l'on visite en période de crise et que l'on oublie le reste du temps. Autrement dit, elle agit comme un révélateur cruel de ce que l'on tolère encore en 2025 : des zones entières où la moindre intempérie devient une menace existentielle. LIRE AUSSI : Maroc 2025 : Au-delà de la résilience, l'heure des choix décisifs La neige, elle aussi, joue ce rôle de miroir impitoyable. Chaque hiver, le même scénario se répète dans les zones montagneuses : villages coupés du monde, routes impraticables, pénuries de nourriture, de médicaments, de chauffage. Chaque hiver, l'urgence humanitaire revient comme une mauvaise habitude. On réagit dans l'émotion, on distribue des couvertures et on invoque la solidarité nationale. Puis le printemps arrive et, avec lui l'amnésie collective. Rien n'est réglé, tout est repoussé. Or, voilà que la météo annonce de nouveaux épisodes de pluie et de neige dans les jours et semaines à venir. Une perspective qui rassure, à juste titre, les gestionnaires de l'eau et les décideurs, mais qui inquiète profondément ceux pour qui chaque averse signifie danger, isolement, vulnérabilité. Car la même pluie n'a pas les mêmes conséquences selon l'endroit où l'on vit et c'est précisément là que réside l'injustice. Or un pays se mesure aussi à sa capacité à protéger les plus exposés quand la nature se déchaîne. Tant que la pluie continuera à sauver certains tout en condamnant d'autres, elle ne sera pas seulement un phénomène météorologique, elle restera un verdict silencieux sur nos priorités collectives. Car lorsqu'un pays se réjouit de la pluie sans se demander sur qui elle tombe, ce n'est pas le ciel qui est injuste... c'est l'organisation de la terre. Quand la pluie tombe, le masque tombe aussi Dans les montagnes d'Al Haouz, la pluie n'est toujours pas une bénédiction, elle est une épreuve de plus, une couche supplémentaire de précarité déposée sur des vies déjà fissurées. Plus d'un an après le séisme, des milliers de sinistrés affrontent l'hiver sous des abris fragiles, improvisés, indignes de la rudesse du froid et de l'humidité. Là-bas, la catastrophe n'a jamais vraiment pris fin ; elle se prolonge, silencieuse, à chaque averse. Parce que oui, quand l'eau s'infiltre, ce sont des matelas détrempés, des enfants malades, des nuits sans sommeil. La pluie ne se contente pas d'arroser la terre ; elle envahit des refuges déjà meurtris, transforme la boue en piège, réveille des traumatismes jamais cicatrisés. Après la terre qui tremble, c'est l'eau qui s'invite ; après l'effondrement des maisons, c'est l'humidité qui ronge ce qui reste. Et avec elle, ce sentiment insupportable d'être, une fois encore, laissés seuls face à leur destin, comme si la solidarité nationale avait une date de péremption. À vrai dire, Al Haouz n'est pas un accident, c'est le révélateur d'un échec plus profond. Celui d'une reconstruction lente, fragmentée, engluée dans les procédures, incapable de répondre à l'urgence humaine. Les responsabilités sont connues, multiples et partagées : décideurs, administrations d'exécution, entreprises mandatées, gouvernance locale souvent démunie, parfois absente. Disons-le clairement : reconstruire ne consiste pas à annoncer des enveloppes ni à poser des premières pierres sous l'œil des caméras ; reconstruire, c'est garantir qu'aucun citoyen ne dorme sous une toile quand il pleut. Pour cela, il fallait simplement exécuter les orientations Royales ; pourtant, traîner, ajourner, remettre à plus tard est devenu la règle. De fait, cette situation pose une question qui dérange : comment accepter que des citoyens affrontent un nouvel épisode climatique sans protection réelle, alors que la reconstruction devait précisément les en prémunir ? Les chiffres rassurent les bilans, certes... mais ils ne protègent personne de la pluie. À Safi, la pluie a pris un autre visage, tout aussi implacable. Une ville, une vraie ; pas un douar enclavé, pas une zone oubliée des cartes. Et pourtant, à la première pluie intense, les quartiers sont inondés, les routes se transforment en canaux, des vies sont fauchées, des infrastructures se révèlent incapables d'absorber des précipitations pourtant annoncées. Là encore, Safi rappelle une vérité inconfortable, c'est que la vulnérabilité ne se limite plus aux marges ; elle gagne aussi les villes lorsque l'urbanisme est mal pensé, l'assainissement sous-dimensionné, et la prévention sacrifiée sur l'autel de l'urgence électorale. LIRE AUSSI : Maroc-France : La nouvelle géopolitique d'un partenariat militaire stratégique Alors, qui est responsable quand une ville se noie ? Les collectivités qui délivrent des autorisations sans vision globale ? Les services techniques qui ferment les yeux sur des infrastructures obsolètes ? Les décideurs qui préfèrent l'effet d'annonce à l'anticipation ? À Safi comme ailleurs, la pluie n'a rien inventé, elle a simplement rendu visibles des failles déjà documentées, déjà signalées, déjà ignorées. Et pendant ce temps, les barrages se remplissent et c'est, encore une fois, une excellente nouvelle pour le pays. Mais, en parallèle, des territoires continuent de se vider de leurs forces vives, isolés à chaque pluie, privés de routes fiables, d'accès aux soins, parfois même d'électricité. Des villages dont on ne parle que lorsqu'un oued déborde ou qu'une route s'effondre ; des enfants qui ratent l'école ; des malades transportés sur des brancards de fortune. Ce Maroc profond, célébré dans les campagnes électorales, abandonné dans les faits, ce Maroc-là est le grand oublié des politiques publiques ; il existe même quand il n'apparaît pas dans les bilans. Il faut le dire sans détour : les dérèglements climatiques ne sont plus une hypothèse académique, ils sont là, plus fréquents, plus violents, plus prévisibles. Dès lors, ne pas anticiper, aujourd'hui, n'est plus une simple insuffisance mais une responsabilité engagée. Répondre par l'improvisation et l'urgence, c'est accepter que les mêmes drames se répètent, encore et encore. La feuille de route, elle, est connue : prévention, planification territoriale équitable, infrastructures résilientes et adaptées aux réalités locales. Pas demain, bien entendu, mais maintenant. Avec des échéances publiques, des mécanismes de contrôle, une reddition des comptes claire. Car un pays ne se juge pas à la hauteur de ses barrages pleins ni à l'ambition de ses projets vitrines, mais à sa capacité à protéger les plus vulnérables, partout sur son territoire. D'emblée, ce que Safi et Al Haouz ont en commun, au fond, c'est la même question lancinante : pourquoi faut-il toujours attendre le drame pour agir ? Pourquoi la prévention demeure-t-elle le parent pauvre des politiques publiques, alors même que les dérèglements climatiques rendent ces épisodes de plus en plus fréquents et violents ? Et surtout, ne nous trompons pas de diagnostic, ces événements ne sont pas des catastrophes naturelles au sens strict. La pluie et la neige ne tuent pas, ce qui tue, ce sont les absences : absence de routes, absence de planification, absence d'investissement durable dans les zones rurales et montagneuses. Ce sont des catastrophes politiques, au sens le plus grave du terme. Par contre, les images se succèdent, les communiqués aussi ; On parle de mobilisation, de commissions, de plans d'urgence. Mais sur le terrain, la réalité est plus lente, plus rugueuse ; des routes promises mais jamais achevées, des programmes annoncés mais partiellement réalisés, des citoyens qui entendent parler de milliards investis tout en continuant à traverser des oueds à pied pour aller à l'école ou à l'hôpital. Et dire que le Maroc a démontré, à maintes reprises, sa capacité à mobiliser rapidement des moyens importants lorsque la volonté est là. Il a bâti des projets d'envergure, des pôles urbains modernes, des ambitions tournées vers l'avenir. Et pourtant, à quelques dizaines de kilomètres des grandes villes, des citoyens vivent comme à des siècles de distance. C'est peut-être cela, le cœur du malaise : un pays qui sait bâtir des projets d'envergure, mais qui peine encore à garantir l'essentiel à tous ses territoires. Un pays où l'on parle de développement durable, tandis que certaines régions vivent toujours dans l'urgence permanente. La sécheresse avait déjà été un avertissement et les pluies d'aujourd'hui sont un second signal, tout aussi clair. Un pays ne peut se dire résilient tant qu'une partie de sa population vit chaque épisode climatique comme une épreuve de survie. Ce qui est en jeu dépasse la météo, il s'agit de justice territoriale, de dignité, du droit fondamental à la sécurité, à la mobilité, aux soins, à l'éducation, qu'il pleuve, qu'il neige ou que le thermomètre s'affole. Se réjouir des barrages pleins sans protéger ceux pour qui la pluie est un danger est moralement insuffisant et politiquement intenable. Car lorsque la pluie tombe et que le masque tombe aussi, ce n'est pas le ciel qui accuse … c'est notre modèle de développement qui se met à nu.