Comme si cela ne suffisait pas, voilà que le Royaume se trouve confronté à une nouvelle menace, celle du chiisme. Elle se distingue de tant d'autres par bien des traits: son historicité, puisque l'on a affaire à un schisme –ou à une hétérodoxie, si l'on préfère– qui remonte jusqu'aux origines de l'Islam. La chiâa est revendiquée essentiellement par les fidèles qui professent la foi en la mission des Douze Imams, c'est-à-dire les chiites dits duodécimains ou imamites. Le chiisme a traversé les siècles sous la persécution, qui l'a réduit pratiquement à la clandestinité; et ce n'est qu'à partir du XVIème siècle et l'avènement de la dynastie safavide et la reconstitution de la souveraineté nationale iranienne qu'il put revivre au grand jour. Il s'est également implanté depuis en Irak, où sont les lieux saints (Karbala, Najaf,...) mais aussi au Liban, en Syrie, en Inde, au Pakistan... et le voilà qui veut s'étendre au Maroc (lire notre dossier de couverture, pages 12-16). Ce qui frappe dans le chiisme, c'est qu'il est marqué depuis toujours par un logiciel de clandestinité. Cela procède de son essence même comme phénomène religieux. S'il se déploie bien au sein de la "communauté du Livre" (ahl al kitab) révélé par le Prophète, il se propose d'aller plus loin. Dans le jugement chiite, le fidèle doit non seulement être un musulman mais un croyant authentique, un vrai moumine; et sa shahadat, en tant que profession de foi, se déploie ainsi en une triple phase: attestation de l'Unité et de l'Unique; attestation de la mission exotérique du Prophète; attestation de la mission ésotérique des Imams. Imam et Prophète forment une sorte de biunité. Sauf à préciser que prévaut la wilayat (imamat) sur la nobowwat parce qu'elle traduit la prédilection et l'amour par lesquels Dieu sacralise ses "amis" (awliya Allah). Elle est en effet considérée comme éternelle alors que la seconde est temporaire. Au Maroc, l'école chiite est considérée historiquement comme étant hors champ religieux. Le Royaume, qui est sunnite et de rite malékite, s'est bâti, durant plus d'un millénaire, sur ce socle-là, auquel est profondément attachée la communauté nationale. Le Roi a le statut de Commandeur des Croyants. Pèse sur lui un cahier de charges astreignant qui en fait le défenseur de la foi et des mouminine. C'est dire que si la liberté de culte est constitutionnellement garantie, elle ne saurait tourner au prosélytisme chiite. Or, il se trouve que, depuis plus de trois décennies, le chiisme est instrumentalisé par l'Iran. Au lendemain de la Révolution dans ce pays en 1979, le régime des ayatollah a ainsi mis en oeuvre une politique interventionniste au dehors, au Moyen-Orient et ailleurs, mue par l'"activisme" religieux, mais aussi par ce qui était considéré comme l'expression des intérêts nationaux. Le Royaume n'a pas échappé aux menées de cet aventurisme politico-religieux. Au début des années 1980, on se souvient qu'il a fallu faire face, surtout que le Maroc insistait sur la "délégitimité" religieuse de cette école. En 2009, le problème s'est reposé et il a conduit à la rupture des relations diplomatiques avec Téhéran par suite d'un "entrisme" multiple dans certains secteurs de la société: information, cassettes, éducation, associations... Les deux pays viennent de décider la normalisation de leurs rapports, en février 2015. Mais cela ne doit pas être mis à profit de nouveau par les dirigeants iraniens pour relancer et redéployer leurs activités dans un sens contraire à l'ordre public marocain, tant l'ordre public religieux que politique et sécuritaire. La démocratisation de l'espace démocratique national, dans le sens de l'ouverture et du pluralisme, constitue une avancée qu'il faut conforter. Mais elle ne doit pas offrir une opportunité à des activités "anti-système", heurtant frontalement les fondamentaux du Royaume et le socle de la communauté nationale. Une nouvelle menace? Assurément. A l'Etat d'y apporter la réponse et le traitement opératoires appropriés.