Si les Nations unies ont adopté le terme «islamophobie» pour désigner un racisme fondé sur l'appartenance religieuse à l'islam, l'appellation reste souvent rejetée en France, où le ministre de l'Intérieur Bruno Retailleau y voit une connotation islamiste, voire frériste. Pourtant, l'origine du mot se situe entre les XIXe et XXe siècles, dans l'ethnologie plus que dans les idéologies à dimension politique. Dans le débat politique et médiatique en France, les sorties se sont multipliées, depuis des mois, pour aborder la question de l'islamophobie. Exprimant ses réserves à adopter ce terme, le ministre de l'Intérieur Bruno Retailleau a souvent estimé qu'il revêtirait une dimension idéologique omettant le spectre des Frères musulmans et de l'entrisme religieux. Reprises par France Culture, lundi, d'autres grilles de lecture suggérerait une connotation associée à la Révolution iranienne de 1979. Dans le contexte de l'attentat de la Grand-Combe, survenu le 25 avril dernier, des acteurs politiques et de la société civile ont pourtant dénoncé un climat islamophobe délétère, qualification à laquelle le gouvernement préfère «anti-musulman». Le 9 mai, le meurtre a été qualifié par le parquet d'«assassinat à raison de la race ou de la religion». Dans un entretien paru sur le site du JDD, le 3 mai dernier, le Premier ministre français François Bayrou n'a quant à lui pas mâché ses mots. Assumant le terme «islamophobie», il s'est interrogé sur la raison de «refuser les mots justes». «On ne peut pas combattre ce que l'on ne veut pas nommer», a-t-il affirmé, estimant nécessaire d'«avoir le courage de dire les choses telles qu'elles sont». «Refuser un mot parce qu'on ne veut pas regarder la réalité en face, c'est une attitude que j'ai déjà rencontrée dans ma vie politique. Ici, les faits sont clairs : un garçon de 22 ans, assassiné dans une mosquée pendant qu'il priait. Et son agresseur filme sa mort en proférant des insultes contre Allah. Alors je pose la question : si ce n'est pas de la haine dirigée contre l'islam, qu'est-ce que c'est ?», a encore rétorqué le chef de l'exécutif. Débat à l'Assemblée : L'islamophobie, une fracture française Un terme plus ancien que les mouvances de l'islam politique Remontant l'emploi de ce terme à travers le temps, France Culture note par ailleurs que «contrairement à ce qu'on entend depuis plus de deux décennies que le terme a été réapproprié par des activistes pour pointer un angle aveugle des discriminations, le mot islamophobie est d'abord né pour nommer des préjugés et des discriminations spécifiques à l'endroit des musulmans, ou de ceux qu'on suppose l'être». Dans leur ouvrage «Islamophobie, comment les élites françaises fabriquent le problème musulman» (éd. La Découverte), les sociologues Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed estiment ce terme ne ramène pas seulement à «des actes de discrimination, mais un phénomène social global, qui consiste à réduire 'l'autre' à son appartenance religieuse présumée ou réelle». De ce fait, l'islamophobie «repose à la fois sur une idéologie, des préjugés et des actes» allant même «au-delà d'un simple racisme» et découlant d'un «problème musulman». Distinguant des logiques «opérant de manière séparée ou cumulative» entre l'anti-religion, l'anti-sexisme, le racisme de classe, les chercheurs analysent dans leur ouvrage que «ces logiques se rejoignent» sur «l'essentialisation du musulman». Après les attentats du 11 septembre 2001, l'évolution des perceptions géopolitiques en lien avec l'islam a donné lieur à «un continuum islam-islamisme-terrorisme, en décalage avec la réalité», faisant le lit de l'islamophobie. Dans le monde anglo-saxon, le débat a émergé en Grande-Bretagne, dès les années 1990. Dans le temps, l'idée a été que «lutter contre l'islamophobie serait un moyen d'empêcher toute critique de la religion et d'aller à l'encontre de la liberté d'expression». Dans un entretien donné en 2013 au journal Le Monde, les deux sociologues expliquent que dès lors, «la spécificité française est que cette position-là est devenue majoritaire, sans véritable débat». Auprès de Yabiladi, Marwan Mohammed a décrit également en 2020 le climat du débat public en France, par rapport à la question. «Nous sommes face à une criminalisation de l'antiracisme politique, lorsque celui-ci pointe la responsabilité des pouvoirs public. C'est un glissement qui ne repose sur aucune donnée ou étude sérieuse», a-t-il pointé. Marwan Mohammed : «Ce qui se passe au niveau de la répression des idées se passe au niveau de la répression policière» [Interview] Des perceptions discriminantes apparentées à l'islamophobie dans l'Histoire Historiquement, le concept d'islamophobie serait apparu au début du XXe siècle, soit bien avant les Frères musulmans et la Révolution iranienne. Certaines contributons dans ce sens le datent même entre les XIXe et XXe siècles, à travers la documentation de situations stigmatisantes visant les musulmans, en raison de leur religion. Parmi ces écrits, «Politique musulmane de l'Afrique occidentale française» de Alain Quellien, juriste et rédacteur au ministère des Colonies, a mentionné en 1910 l'islamophobie comme un «préjugé contre l'islam répandu chez les peuples de civilisation occidentale et chrétienne». Suivant l'évolution de la question au fil des siècles, l'enquête Trajectoire et origine publiée en 2015 par l'INED a par ailleurs consacré un chapitre à la thématique «Sécularisation ou regain religieux ; la religiosité des immigrés et leurs descendants». Ecrit par Patrick Simon, chercheur à l'INED et Vincent Tiberj associé à Sciences Po Paris, ce chapitre fait ainsi partie d'une étude qui fait référence au travail de Marwan Mohammed et Abdellali Hajjat, en soulignant l'idée que «la politisation du débat sur l'islam depuis une vingtaine d'années a changé considérablement la visibilité de cette religion et les conditions de sa réception dans la société française». «Le durcissement du cadre laïc produit sans doute des effets pour toutes les religions et en particulier sur l'islam, qui est au centre des débats. La vision péjorative de l'islam et les contraintes posées à la manifestation publiques de la religiosité ont sans doute contribué à renforcer le statut identité de la religion et à lui conférer une dimension qui déborde la seule spiritualité ou son caractère traditionnelle», ajoute l'étude. Musulmans en France : Sécularisation et regain de religiosité Depuis 2022, l'Organisation des Nations unies (ONU) a même adopté une résolution pour décréter le 15 mars de chaque année Journée internationale de lutte contre l'islamophobie. L'instance définit le terme comme «peur, préjugés et haine envers les musulmans», pouvant tenir d'une «hostilité institutionnelle, idéologique, politique et religieuse qui peut se transformer en racisme structurel et culturel», ciblant «les symboles et les pratiquants de la religion musulmane». A l'occasion de la commémoration de la Journée mondiale, cette année 2025, le secrétaire général de l'ONU, António Guterres, alerté sur la montée du sectarisme antimusulman et de l'intolérance. Dans un message à cette occasion, il a expliqué que l'islamophobie s'inscrivait dans une tendance plus vaste de montée de l'intolérance et des idéologies extrémistes, avec la multiplication des attaques visant des groupes religieux et des populations vulnérables.