Il est des événements historiques qui possèdent cette particularité de n'en jamais finir d'éclairer notre présent. Ce qui s'est fixé dans la conscience collective des Marocains sous le nom de «Révolution du Roi et du peuple», que nous commémorons chaque 20 août, en est assurément un bel exemple. Le 20 août de cette année marquera le 70e anniversaire de cet événement fondateur. Que fait-il résonner aujourd'hui, dans un autre temps, le nôtre ? Ali Bouabid / DR Rappelons-nous. Cet anniversaire vient couronner le souvenir de deux années d'insurrection ayant embrasé le Maroc suite au coup de force du 20 août 1953 contre celui que les autorités du protectorat et leurs relais indigènes qualifiaient avec mépris de «sultan de l'Istiqlal». Après les soulèvements populaires d'Oued Zem et de Khénifra, la date du 20 août 1955 s'imposa dans les consciences française et marocaine comme un moment charnière. Elle ouvrait la voie à une décolonisation sur laquelle pesaient bien des incertitudes et ou nécessité historique et contingences politiques continuèrent de se disputer la primauté jusqu'au retour du sultan à Rabat le 16 novembre de la même année. Cette séquence historique est cruciale. Car c'est à ce moment précis, quand rien n'était joué ni gagné, que se sont fixées dans l'imaginaire politique les données primordiales du régime sous lequel les Marocains entendaient vivre. Une révolution inversée : le peuple choisit son Roi Si le récit national retient cet épisode comme l'acte de naissance d'une symbiose entre le Roi et son peuple, il ne souligne qu'imparfaitement la particularité des «noces du souverain avec son peuple» : Une alliance qui fut d'abord portée par le peuple vers son roi, avant d'être consacrée par le souverain envers son peuple. C'est d'ailleurs bien cette idée que résume significativement un célèbre historien quand il note au sujet du Sultan : «Jusqu'à la fin de 1955, ce n'est pas lui qui va à son peuple, c'est le Maroc qui accourt au méchouar contigu au palais royal de Rabat pour capter une onde propitiatoire de sa baraka». C'est en somme au moyen de ce qui s'apparente à un «plébiscite unanime» pour le retour du Sultan que les Marocains manifestèrent avec force l'unité de la nation et signèrent l'échec de la conspiration de 1953. Dans son insurrection, le peuple signifiait son refus catégorique de se voir imposer un souverain - fût-il issu de la dynastie alaouite et investie par une bay'a régulière, à l'image de Ben Arafa, son Makhzen et ses «forces caïdales». Les Marocains réaffirmaient ainsi un principe ancestral : leur attachement à la monarchie ne se concevait pas indépendamment de la personne qui l'incarnait, les deux étant indissociables. Feu Abderrahim Bouabid avait eu ces mots : Nous avons dit à Hassan II : «Votre père n'a pas été intronisé le jour où les oulémas lui ont prêté allégeance, mais bien le jour où la police française l'a embarqué de force dans un avion. Dès cet instant, son portrait est entré dans les foyers des familles les plus humbles, et il est véritablement devenu le «roi des carrières centrales», car le peuple voyait en lui le premier combattant du Maroc. La monarchie ne sera préservée que dans la mesure où les rois à venir incarneront les aspirations populaires.» Ainsi et à l'inverse du cours classique des révolutions qui renversent les trônes, la singularité de l'épopée marocaine résidait en ceci qu'elle fut une révolution pour sauver le sien, pour choisir son roi. La nation venait au secours du dépositaire légitime du trône. La naissance d'un «intérêt national bien compris» De cette identification de la cause nationale, dans la pluralité de ses expressions, au destin du sultan déposé, a émergé de façon spontanée avec une évidence immédiate la conscience aiguë d'un «intérêt national bien compris. Une souveraineté élevée au rang de bien commun qui établissait une conception vivante de la légitimité où le consentement populaire, bien que non formalisé par des urnes, s'imposait avec une force incontestable. Ainsi se donnait à voir, l'expression première de ce pacte fondateur, encore informel mais profond, qui unissait déjà les Marocains et leur Roi dans une même ferveur patriotique. La singularité de l'expérience marocaine tient-elle pour l'essentiel dans ce pacte historique qui scellait l'alliance entre la légitimité monarchique et la volonté populaire : une version marocaine, pourrait-on dire de ce que la théorie politique désigne sous le terme suggestif de «monarchie élective». Une alliance qui préfigurait la promesse démocratique sous le signe de laquelle le Sultan et le mouvement national, accordés dès 1944, entendaient fonder le projet d'émancipation politique du Maroc post-indépendance. Soixante-dix ans après l'indépendance, l'élan unificateur qui anima la lutte contre le protectorat continue de nous parler. Si la nature des défis a évolué - le Maroc n'affronte plus une puissance occupante et s'est doté d'institutions modernes - les intérêts vitaux de la nation n'en demeurent pas moins exposés aux convulsions d'un monde toujours plus imprévisible. Et si l'esprit de la Révolution du Roi et du peuple résonne avec une telle acuité c'est précisément parce qu'il nous rappelle en creux que, surtout par gros temps, démocratie et souveraineté vont de pair. Le contraste historique : l'audace démocratique des origines Il ne s'agit évidemment pas de nourrir quelque nostalgie pour ce moment de grâce et de communion dans la relation entre le Roi et la nation - communion qui, d'ailleurs, n'a que difficilement survécu aux premières années de l'indépendance pour basculer, sous le règne de Hassan II, dans une logique de rivalité jusqu'à l'avènement du gouvernement d'alternance. Il s'agit plutôt de mesurer toute la portée d'un contraste historique pour faire droit à une attente. Le contraste historique d'abord. Il nous renvoie à l'expérience édifiante de l'Assemblée nationale consultative de 1956. Particularité remarquable : avant même l'adoption d'une Constitution, cette instance nommée par le Souverain devint l'arène de débats d'une audace qui détonnent avec les pratiques actuelles. Tous les sujets y furent âprement discutés avec une hauteur et une liberté de ton remarquable, y compris les plus régaliens comme le retrait des troupes étrangères ou l'unification territoriale. C'est du reste dans cette enceinte que s'élabora, dans une large mesure, la doctrine diplomatique du Maroc indépendant, construite autour du principe d'«indépendance dans la non-dépendance». Les attentes ensuite. Notre scène politique est aujourd'hui minée par un rejet de la façon dont la majorité des acteurs politiques appréhendent leur rôle. Le désenchantement démocratique est déjà bien installé et il est illusoire de penser que l'on peut purger la défiance par des seules lois électorales. S'y employer comme jadis sans trop y croire, nous permettra au mieux de faire bonne mesure et de soigner les apparences. Une telle approche non seulement ne changera rien sur le fond, mais elle nous privera d'une occasion cruciale. Ce dont nous avons besoin, c'est de sortir du cercle vicieux d'une démocratie négative, saturée de ressentiment, pour instituer, de manière plus positive, des mécanismes continus de production de la confiance, capables de susciter une adhésion sincère et non un simple conformisme passif. C'est là notre principal atout pour consolider, de manière crédible et non simplement formelle, notre front intérieur et nos positions, y compris et surtout dans les futures négociations concernant notre intégrité territoriale. Pour une souveraineté discutée : leçons de la normalisation avec Israël Plus fondamentalement, Il devient nécessaire de rendre visible et tangible le fil rouge, aujourd'hui inexistant, qui relie trois dimensions centrales de notre destin national : nos rendez-vous démocratiques nationaux, l'actualité brûlante des enjeux liés à notre intégrité territoriale, et nos choix stratégiques en matière d'alliances internationales. Ces trois piliers (parmi d'autres), indissociablement liés dans une même architecture de souveraineté, appellent une vision partagée de l'intérêt national. Ainsi et de la même manière que la préparation des élections est l'occasion d'impliquer et de responsabiliser en amont l'ensemble des forces politiques, les questions de souveraineté nationale ne sauraient être traitées séparément, à l'écart de ceux qui auront à les défendre et à les relayer avec conviction. Car seul un engagement authentique, nourri d'une discussion préalable, peut transformer des éléments de langage en convictions politiques capables d'être portées avec force et crédibilité. Soyons clairs : L'enjeu fondamental ne réside pas dans un partage formel du pouvoir décisionnel sur les matières de souveraineté – dont l'attribution constitutionnelle au Souverain n'est pas contestée – mais dans l'établissement d'un processus de consultation qui précède et éclaire l'acte souverain. Il s'agit moins de partager la décision que de partager l'écoute ; moins de limiter le pouvoir exécutif que d'enrichir sa réflexion pour le fonder sur l'adhésion plutôt que sur des éléments de langage convenus. Aujourd'hui, c'est peu dire que les marocains comme les peuples à travers la planète sont profondément ébranlés et indignés par le spectacle de la politique génocidaire de Netanyahou et son projet d'occupation. Sans évoquer ici nos liens historiques si particuliers avec la Palestine, qui oserait exciper de son statut de citoyen qui pense par lui-même pour soutenir que rien, dans ce qui se produit à Gaza ne justifie de remettre la question de la normalisation avec Israël sur le métier ? Sans être certain d'y souscrire, on est en droit d'attendre a minima de nos dirigeants qu'ils persuadent les Marocains, par des arguments et non par l'intimidation, que pactiser avec le mal absolu est un mal nécessaire, et que nous avons politiquement mille fois raison de supporter ce qui nous est moralement insupportable. Même si, je ne suis pas même assuré que Netanyahu incarne bien à leurs yeux la figure du mal ! Que l'invocation de la raison d'Etat serve à présumer d'une décision souveraine est une chose ; qu'elle soustraie le sujet du débat public en dépit du tragique de la situation, nous privant de toute explication, voilà qui, par définition, l'exclut du champ d'un intérêt national bien compris. Une politique qui redoute l'examen cesse par définition d'être une politique nationale. Voilà à tout le moins la leçon intemporelle que je tire du 20 août.