La cinéaste belgo-marocaine Rachida El Garani a transformé une douleur personnelle en art. De survivante à la violence conjugale, elle est devenue lauréate de prix internationaux, grâce à ses films «Into Darkness» et «Rachid». Elle développe actuellement un long-métrage personnel sur le mariage forcé, déterminée à briser les tabous et à raconter son histoire par elle-même. Dans la nuit du 29 février 1960, le Cinéma Salam à Agadir a projeté un film de Laurel et Hardy. Un jeune homme de 17 ans originaire de Taroudant fait partie des nombreux spectateurs. Un choix qui lui a sauvé la vie, ainsi qu'à beaucoup d'autres qui se sont réfugiés dans le cinéma, l'un des rares bâtiments à être resté debout, lorsque le reste de la ville a été dévasté par le séisme, ce soir-là. Ce jeune homme est le père de Rachida El Garani, cinéaste, scénariste et actrice belge d'origine marocaine, qui a survécu au dévastateur tremblement de terre d'Agadir grâce à son amour du cinéma. C'est ainsi aussi que son parcours migratoire a commencé. Traumatisé à jamais par la catastrophe, il a aspiré à un lendemain meilleur en Europe. En 1961, il a mis le cap sur la France pour travailler dans les mines de charbon. Un an plus tard, il a déménagé dans la ville minière de Genk (Belgique). «Mais il n'a jamais oublié l'horreur», a confié Rachida, dans son entretien à Yabiladi. «Les milliers de morts, les corps dans les rues, l'odeur de la mort qui persistait. Même aujourd'hui, à 82 ans, il a les larmes aux yeux chaque fois qu'il en parle», dit-elle. Grandir entre deux mondes Dans cette même ville flamande, Rachida est née. Elle est l'aînée de huit frères et sœurs - sept filles et un garçon. «Nous avons passé des étés magiques au Maroc, donc Taroudant et Agadir font partie de mes premiers souvenirs», se souvient-elle. Rapidement, elle a réalisé qu'elle portait une double culture. «En Belgique, la société me rappelait que je n'étais pas vraiment belge, et au Maroc, je n'étais pas complètement marocaine non plus; je parlais différemment, je m'habillais différemment, je me comportais différemment», se rappelle-t-elle. A l'école, elle se sent rabaissée par ses éducateurs. «Les enseignants me décourageaient de poursuivre des études supérieures à cause de mon origine immigrée», a-t-elle déploré. «Ils me poussaient vers une formation professionnelle, suggérant la mode ou le travail en usine. Mon père, faisant confiance au système et ne connaissant pas mieux, les croyait». Mais Rachida aime les livres et la lecture. Elle aime aussi la caméra, le cinéma et le tournage - tout comme son père, qui a même joué un petit rôle d'enfant figurant dans le film franco-marocain Ali Baba (1953) dans sa ville natale de Taroudant. Elle a toujours été derrière la caméra, filmant et prenant des photos lors des réunions de famille et des activités. Mais bien que son père aime le cinéma et les films, il n'a pas vu le cinéma comme une profession pour sa fille. «Sa vision pour moi était le mariage et la vie domestique», a regretté Rachida, qui parle d'un tournant dans sa vie. Un mariage forcé à dix-huit ans Elle se souvient, comme si c'était hier, de ces vacances d'été à Taroudant lorsqu'elle a reçu un ultimatum sévère de son père, du haut de ses 16 ans. «Il m'a forcée à choisir entre deux propositions de mariage, sinon il me retirerait mon passeport et me laisserait dans la pauvreté», se souvient-elle. Sous la pression de la famille et par peur d'être abandonnée au Maroc, Rachida a dû se fiancer. À dix-huit ans, elle a épousé son fiancé casablancais, pour se trouver victime de violences conjugales pendant deux ans. «Cela s'est avéré être un mariage violent dans le pire sens : abus physique, mental, sexuel», a-t-elle regretté. «Ces deux années m'ont détruite jusqu'au plus profond de moi. Aujourd'hui, à cinquante ans, je porte encore le traumatisme», a-t-elle tristement déclaré. Rachida n'a pas eu d'autre choix que de fuir ce mariage. Un jour, après avoir été violemment battue par son mari et passé des jours à l'hôpital, elle a fait ses valises et a pris la direction de Genk. «Je me suis enfuie à Zaventem, près de Bruxelles. J'ai commencé une nouvelle vie, en demandant le divorce», dit-elle. Malgré ses efforts pour repartir à zéro, Rachida a passé quatre ans à attendre l'aboutissement de la procédure de divorce. «Il craignait de perdre ses papiers de résidence. À l'époque, en Belgique, il fallait être marié cinq ans pour obtenir le droit de résidence, alors il retardait le dossier, craignant d'être expulsé vers le Maroc», se souvient-elle. Délivrée de son mariage toxique, Rachida a finalement pu choisir. Elle a épousé son ami d'enfance et a pu vivre la vie à laquelle elle a toujours aspiré. Pendant 17 ans, elle a travaillé dans le secteur privé, a eu ses deux filles et a ressenti le soutien qu'elle a souhaité de son père, mais qu'elle a finalement trouvé auprès de son mari. «Nous nous connaissons depuis l'enfance, nous avions huit ans, on jouait ensemble. Il a été mon premier amour. Quand j'avais 16 ans et que mon père m'a forcée à me marier, il avait 17 ans et il était trop jeune pour m'épouser. Mais le destin nous a réunis. Une fois que nous nous sommes retrouvés, nous ne nous sommes plus jamais quittés. Nous nous sommes mariés et avons eu deux magnifiques enfants.» Rachida El Garani Retour au cinéma à trente-six ans Pourtant, lorsqu'elle a eu 36 ans, elle a ressenti un manque : sa passion pour le cinéma. Avec le soutien de son mari, la mère de deux enfants s'est investie dans des études en rapport avec l'image. «J'ai hésité entre le cinéma et le journalisme, car j'aime les deux. Mais j'ai suivi ma passion : le cinéma». Elle s'est inscrite à l'Institut royal pour le théâtre, le cinéma et le son, une école basée à Bruxelles pour les arts audiovisuels, les techniques théâtrales et les médias. «Mon mari et moi avons convenu que je quitterais mon emploi, une décision difficile en Europe, où deux revenus sont souvent nécessaires pour une vie décente. Il a fait des heures supplémentaires pour compenser pendant que j'étudiais pendant trois ans une licence et un an pour un master», a-t-elle dit. La décision de Rachida de suivre son rêve et sa passion a rapidement porté ses fruits. Son projet de film de fin d'études en 2015, Into Darkness, est devenu un succès mondial. Tourné dans la ville natale de ses parents, Taroudant, le documentaire suit une famille résiliente qui s'efforce de garder espoir alors qu'un proche commence à perdre la vue. Parmi les membres du foyer, onze proches - dont le père mendiant - sont aveugles. «Le film a lancé ma carrière, je ne m'y attendais pas», a-t-elle partagé. Into Darkness a été présenté en première au Festival international du Film documentaire d'Amsterdam (IDFA), où il a été nominé dans les catégories meilleur documentaire étudiant et Kids & Docs. Il a été primé, notamment par le VAF Wildcard, le prix du public au Los Angeles Film Festival et le prix du jury au Festival du film transsaharien à Zagora. Il a également ouvert le FIDADOC à Agadir et a été présenté au New Talent Showcase de DOCVILLE, au Festival MOOV, au Festival Film'on Kids à Bruxelles, et au Short Film Corner à Cannes. Reconnaissance au Maroc : Un prix du cœur Ensuite, Rachida a travaillé à la télévision. Elle a réalisé des documentaires créatifs pendant sept ans. «La fiction m'appelait toujours», a-t-elle dit, la conduisant à Rachid, son premier projet du genre. Adapté de la nouvelle de l'autrice belgo-marocaine Rachida Lamrabet, le film raconte l'histoire d'un jeune homme de 21 ans d'origine marocaine, qui n'a qu'un objectif : décrocher un emploi. Au fil du parcours de son personnage, Rachida questionne la migration, l'identité et le tiraillement entre les rêves personnels et les injonctions de l'environnement. Depuis sa première mondiale au Festival international du court-métrage de Louvain en Belgique, où il a remporté à la fois les prix de la presse et du public, le film a récolté treize prix et continue de briller sur le circuit des festivals internationaux. Les distinctions incluent deux grands prix (Tanger et Saïdia), quatre prix du jury pour le meilleur court-métrage de Fiction (Italie, Espagne, Allemagne), trois prix du meilleur acteur, une mention spéciale à Zagora, ainsi que d'autres prix du public et de la presse à travers l'Europe et l'Afrique. Son film Rachid a récemment été sélectionné pour le Greater Cleveland Urban Film Festival. Il fait désormais partie de la programmation officielle du Short Film Festival de Marrakech. Mais le prix le plus cher à Rachida est celui qu'elle a reçu au Maroc : le grand prix à Tanger en novembre dernier, la plus haute reconnaissance que l'on puisse recevoir, selon elle. «En tant que personne ayant lutté avec deux identités, être reconnue au Maroc, le pays de mes parents et grands-parents, a été le plus grand accomplissement. J'ai pleuré de joie.» Le succès de Rachid a ouvert la voie à de nouveaux projets, y compris une adaptation en série et un documentaire de long-métrage actuellement en développement. Ce dernier aborde la violence domestique et le mariage forcé, avec Rachida racontant sa propre histoire de mariage forcé à 18 ans. Dans la maison de mon père : Une collaboration douloureuse Mais ce projet n'a pas été sans revers, surtout car il traite de blessures familiales profondes. Intitulé Dans la maison de mon père, il a commencé comme une collaboration personnelle avec son père. «Je l'ai encadré comme ma famille belgo-marocaine vue à travers mes yeux - la caméra de la fille aînée, une fille en exil», a-t-elle expliqué. Son père, qui a constitué une vaste archive familiale, a accepté à une condition : il ne parlerait de leurs traumatismes, du tremblement de terre, de grandir sans père, de la douleur intergénérationnelle qu'ils transmettent, que si elle lui procurait une chaise de réalisateur et un clap. Elle l'a fait en achetant deux chaises avec leurs noms. Mais lorsque la crise sanitaire a frappé, tout s'est arrêté. La peur de l'exposition au virus a grandi une fois qu'une chaîne marocaine est entrée en jeu. «Les membres de la famille ont commencé à le mettre en garde : 'Que diront les gens ?'... Influencé par ma mère et mes frères et sœurs, mon père s'est retiré et a cessé de me parler». Pendant deux ans, Rachida a tout essayé, producteurs, intermédiaires, proches, sans succès. «Ils croyaient que s'ils ne participaient pas, je n'aurais pas de film. Je leur ai dit de ne jamais sous-estimer la créativité : c'est mon histoire et je peux la raconter sans leurs visages», dit-elle. Le projet s'est effondré en 2021, la laissant en dépression. La thérapie l'a aidée à trouver à la fois sa voix et son histoire. «Je n'avais jamais appris à parler de la douleur ; je m'étais tue pendant 30 ans sur le mariage forcé et la violence domestique. Mon processus thérapeutique et mon processus créatif ont avancé ensemble. Je ne pouvais pas penser comme une conteuse, tant que la douleur ne sortait pas». Elle a reconstruit le film en tant que plan B. Gagner trois prix du meilleur pitch en Afrique du Sud et une subvention du Red Sea Fund ont confirmé sa nouvelle direction. Faute de montrer sa famille à l'écran, elle a décidé de faire appel à des acteurs. «J'ai transformé cet obstacle en partie de l'histoire : les refus, le masquage des visages, la difficulté de parler de notre passé. Je ne blâme pas mon père... deux cultures se sont affrontées, et je suis la génération qui dit : ça suffit. Je ne transmettrai pas ce traumatisme à mes filles, ni à aucune femme». Aujourd'hui, elle présente à nouveau son long métrage à Tanger et se prépare à tourner principalement au Maroc. Elle voit son travail comme une guérison à la fois personnelle et collective : «Pourquoi ne pouvons-nous pas parler de la douleur, des émotions, de la violence ? Nous devons briser les tabous et rendre le monde meilleur pour les femmes». Elle termine avec une conviction simple : «Devenir la réalisatrice de ma propre vie, raconter mon histoire parce que je la possède, c'est la liberté dont j'avais besoin».