Le sociologue Abderrahim Anbi estime que la maternité célibataire ne s'apparente pas à un phénomène social, comme le décrivent selon lui les acteurs politiques et associatifs, mais bien d'une nouvelle structure familiale qui doit être pleinement intégrée aux politiques sociales. Avec Amal Bousbaa, enseignante-chercheure à l'université Hassan II de Casablanca et auteure d'une thèse sur les mères célibataires au Maroc, Abderrahim Anbi, lui-même professeur de sociologie à l'université Ibn Zohr d'Agadir, a coécrit une étude intitulée «Les conditions des mères célibataires face aux défaillances des politiques sociales au Maroc». Tous deux ont mené enquête qualitative en 2014 dans la région d'Agadir, via deux associations en milieu urbain et rural : l'association Oum El-Banine et l'association Femmes du Sud, la première dans la commune rurale de Khemis Ait Amira et la seconde dans la ville d'Ait Melloul, à quinze kilomètres au sud d'Agadir. Des entretiens semi-directifs ont été menés auprès de quarante-deux mères célibataires, dont vingt-deux étaient des bénéficiaires des deux associations. Quels sont les facteurs qui entravent une prise en charge étatique de ces mères célibataires ? Le discours de l'Etat, des politiciens et même des acteurs associatifs considère cette catégorie comme un phénomène social, ce qui rend difficile l'élaboration et la mise en place d'un cadre spécifique. Or, je pense en réalité qu'on est face à une nouvelle structure familiale. De plus, les mots avec lesquels on parle de ces femmes, dont on dit qu'elles sont des fassedate (prostituées), et de leurs enfants (oulad lehram, les enfants du péché), complique la prise en charge étatique. C'est sans compter également l'intervention des oulémas, qui se veulent les «gendarmes», les garants des textes sacrés. Pour eux, une prise en charge de ces femmes par l'Etat est une sorte de transgression des textes, une fausse interprétation de la religion. Troisièmement, il faut parler de l'absence des politiques sociales et familiales en général au Maroc. Jusqu'à maintenant, nous n'avons pas encore élaboré de politiques familiales qui s'intéressent à toutes les strates de la famille et englobe les nouveaux modèles de structure familiale, en l'occurrence les mères célibataires. Il n'y a pas de volonté politique de trouver une solution pour ces femmes et leurs enfants. Parmi celles que vous avez rencontrées, avez-vous observé des caractéristiques communes (milieu social, âge, fragilités psychologiques préalables à la grossesse, etc.) ? Les profils que vous avez recensés se ressemblent-ils ? Il y a plusieurs profils effectivement. La plupart d'entre elles viennent de milieu rural – notamment dans la région d'Agadir, là où nous avons mené nos recherches – et sont analphabètes. Beaucoup travaillent dans le secteur agricole, qui les recrute facilement. Elles sont tombées enceintes de jeunes hommes qui leur ont promis le mariage et, une fois la grossesse arrivée, se sont retrouvées seules. Une autre catégorie concerne les femmes qui sont venues en ville pour effectuer des travaux domestiques et sont tombées enceintes de leurs employeurs. On observe aussi des cas de «sugar daddy», c'est-à-dire des hommes, entrepreneurs, professeurs universitaires, avocats, parlementaires, etc., qui sortent avec de jeunes filles, parfois étudiantes, et les quittent une fois qu'elles sont enceintes. Enfin, une minorité concerne les travailleuses du sexe – mais cela reste bel et bien une minorité. Je parlais plus haut du secteur agricole : le problème, c'est que ce sont avant tout des activités saisonnières. Il y a donc une période de l'année durant laquelle elles se retrouvent dans la misère et doivent trouver un moyen de survivre et subvenir aux besoins de leur enfant. C'est là que la prostitution peut être un recours. Ceci dit, la majorité des mères célibataires sont tombées enceintes après des promesses de mariage non tenues, qui émanent parfois de la famille de l'homme elle-même. Il faut également préciser que certaines sont tombées enceintes plusieurs fois et de différents hommes. En règle générale, les femmes divorcées et les mères célibataires sont souvent perçues comme des «filles faciles» avec qui il n'est pas difficile d'avoir des rapports sexuels. A quels obstacles se heurtent-elles au quotidien ? Ces femmes se retrouvent mères dans une société très marquée par la religion, les traditions, culturelles et familiales, et où l'éducation est un véritable enjeu politique et de société. Par exemple lorsqu'elles cherchent du travail, elles sont contraintes de laisser leurs enfants dans des crèches informelles, situées dans des quartiers très pauvres, les exposant ainsi à des situations de vulnérabilité. Et encore ! Même dans ces crèches, elles sont stigmatisées. Il y a tout de même des structures associatives, comme l'association Oum El-Banine à Agadir, qui effectuent des recherches pour retrouver le père biologique et négocier avec lui pour qu'il reconnaisse son enfant. Vous écrivez qu'une mère mariée «enfante pour répondre à une requête bénie par la société», alors qu'une mère célibataire «procrée des "indésirables"». On est dans un schéma très manichéen qui ne laisse aucune autre possibilité aux femmes… Etre mère célibataire, ce n'est ni un choix, ni une stratégie. Certaines associations qui travaillent dans ce domaine disent parfois que le fait de tomber enceinte, c'est une stratégie pour le mariage, pour garder l'homme. Ce n'est pas vrai. La maternité au Maroc requiert un cadre légal via le mariage ; c'est de surcroît une sorte de reconnaissance de la société, de la religion... C'est pour cela que les mères célibataires font l'objet de stigmatisations. Même l'avenir de leurs enfants peut être compromis, du fait déjà qu'ils ne portent pas le nom de leur père alors qu'ils vivent dans une société très patriarcale. L'autre souci, c'est que les mères célibataires alimentent malgré elles le phénomène des enfants des rues et la mendicité qui va avec, elles reproduisent, toujours malgré elles, ce schéma de maternité célibataire faute d'une prise en charge.