Lors du panel « Mobilités... une seconde nature humaine », tenu en marge du 12e Forum des droits humains à Essaouira, l'historien Pascal Blanchard et le maire de Saint-Ouen-sur-Seine, Karim Bouamrane, ont livré deux plaidoyers lucides et puissants. L'un en retraçant la longue histoire des migrations humaines, l'autre en appelant à repenser le lien républicain à l'aune des réalités identitaires, sociales et géopolitiques du XXIe siècle. Face à l'Atlantique, le Festival Gnaoua et Musiques du Monde a de nouveau servi d'écrin à un moment rare d'intelligence partagée. Le 12e Forum des droits humains a choisi de s'attaquer à l'un des grands angles morts du débat contemporain : la mobilité humaine. Un thème à la fois ancien comme l'humanité et brûlant d'actualité. Dans ce cadre, le panel intitulé « Mobilités... une seconde nature humaine » a offert un double éclairage décisif. D'un côté, Pascal Blanchard, historien français reconnu pour ses travaux sur les migrations et les postcolonialismes. De l'autre, Karim Bouamrane, maire de Saint-Ouen-sur-Seine, engagé de la première heure pour l'inclusion et la reconnaissance des diasporas. Pour Pascal Blanchard, la mobilité est inscrite dans l'ADN de l'espèce humaine. « L'histoire de la migration est une histoire fondatrice, presque anthropologique. Depuis plus de 100 000 ans, les humains se déplacent, d'abord pour survivre, puis pour construire, échanger, transmettre ». Dans un exposé dense, l'historien a déconstruit les représentations contemporaines qui voudraient faire de la migration un phénomène ponctuel ou pathologique. Il évoque un basculement fondateur : « Le jour où l'homme est passé de chasseur-cueilleur à sédentaire, il a inventé l'enclos, la propriété, l'idée d'un "chez soi". Et avec elle, la peur de l'"autre" qui vient d'ailleurs ». Un schéma mental qui, selon lui, irrigue jusqu'aux politiques migratoires les plus récentes. « Les réactions actuelles ne sont pas nouvelles. Ce sont des cycles, que l'histoire reproduit. Les colonisateurs, eux-mêmes migrants, n'ont jamais demandé l'avis des peuples sur lesquels ils s'imposaient ». Blanchard pointe surtout un phénomène inédit : la cartographie inégalitaire du droit à circuler. « Aujourd'hui, seuls 40 pays dans le monde permettent à leurs citoyens de voyager librement vers 90 % des Etats. Et cette élite mobile est en grande partie blanche, occidentale, perçue comme non menaçante ». Lire aussi : 12e Forum des droits humains à Essaouira : Neila Tazi appelle à réinscrire la culture au cœur du débat migratoire Une République fragmentée À sa manière, Karim Bouamrane prolonge cette lecture en incarnant la fracture républicaine. Dans une intervention vibrante, nourrie de son expérience personnelle et politique, il dépeint une France en perte de cohésion, où la question identitaire est piégée. « Être respecté, ce n'est pas simplement être élu. C'est ne pas être sans cesse sommé de se justifier ». Lui, fils d'immigrés, maire d'une ville de plus de 50 000 habitants, rappelle les assignations identitaires qui l'ont poursuivi. « On m'a dit que je ne serais jamais maire, parce que je m'appelle Karim. Et pourtant, je suis aussi français que celui qui me l'a dit ». Il décrit un pays où l'ascenseur républicain est en panne. « Aujourd'hui, le problème n'est pas d'être breton, maghrébin ou ch'ti. Le problème, c'est qu'on ne croit plus à la promesse de l'égalité ». Le maire de Saint-Ouen-sur-Seine se dit frappé par le décalage entre les valeurs proclamées et les pratiques concrètes. « En France, un musulman est stigmatisé. Un juif a peur. Cette fragmentation du lien républicain est une blessure profonde ». Face à cela, il appelle à intégrer une nouvelle élite populaire issue des migrations postcoloniales. « Le salut de la République viendra de trois leviers : la génération montante, les héritiers de l'immigration maghrébine et africaine, et une jeunesse à qui il faut enfin redonner un cap ». Vers une refondation du regard Pascal Blanchard, pour sa part, insiste sur la nécessité de déconstruire les récits dominants. « Les Etats-Unis de Trump n'ont rien inventé. Dans les années 1950, sous Eisenhower, 2,7 millions de clandestins ont été expulsés. C'est un cycle, pas une rupture. Le droit, aujourd'hui, est devenu un outil de tri. Mais au fond, ce qui structure les politiques migratoires, c'est le regard. C'est la peur ». Une peur façonnée par l'histoire coloniale, les hiérarchies raciales implicites, et une géopolitique du soupçon. « On autorise les déplacements de ceux qui ne font pas peur. Les autres, on les repousse, on les refoule, ou on les instrumentalise ». Dans une métaphore forte, Bouamrane conclut : « La France gagnera à avoir des citoyens 100 % marocains et 100 % français. 1 + 1 doit faire 3. C'est ce supplément d'âme, cette hybridité heureuse, qui peut redonner à la France sa force d'attraction. » Et d'en appeler à un changement radical dans la haute administration, les corps diplomatiques, les grandes écoles et entreprises : « Il est temps que ceux qui connaissent l'Afrique soient ceux qui y ont leurs racines ». Ce panel, loin des poncifs habituels, a esquissé les contours d'une autre narration. Une narration où la mobilité n'est plus un problème à régler, mais une richesse à reconnaître. Un fait anthropologique, historique, politique, mais surtout humain. Le Forum des droits humains d'Essaouira, fidèle à son ambition, a donné à entendre cette polyphonie complexe. Et dans une époque de murs et de replis, il a offert un rare moment d'écoute, de nuance et d'espoir. Car, comme le résume Blanchard, « La migration n'est pas une exception, c'est la règle. Ce que nous devons changer, ce n'est pas la mobilité des hommes, c'est la fixité de nos peurs ».