Alors que le Maroc se prépare à accueillir la Coupe du monde 2030, l'ampleur des investissements publics soulève une question centrale : le modèle de développement repose-t-il trop sur l'infrastructure au détriment du capital humain ? Cette tribune propose une lecture critique des choix budgétaires actuels, en mettant en lumière le risque d'une dissociation croissante entre croissance visible et réalité sociale vécue. Par Anas Abdoun* Macro-diagnostic : chômage élevé, IDE en panne En dépit d'un discours national volontariste et d'un calendrier d'investissements publics ambitieux, les fondamentaux macroéconomiques du Maroc envoient aujourd'hui des signaux d'alerte qui invitent à réévaluer la trajectoire suivie depuis deux décennies. Le taux de chômage s'établit à 13,5 %, plus de 157 000 emplois ont été détruits en 2023, et un quart de la jeunesse demeure en situation de NEET. Parallèlement, la pauvreté monétaire a plus que doublé depuis 2019, confirmant l'existence d'une vulnérabilité sociale structurelle que la seule dynamique d'infrastructure ne parvient pas à résorber. Le contraste le plus frappant concerne les investissements directs étrangers : face aux 20 milliards de dollars annoncés en grande pompe l'an dernier, les flux réellement enregistrés plafonnent autour de 1,5 milliard. Ce décalage relativise l'avantage géoéconomique que procure au Royaume la reconfiguration des chaînes de valeur entre les Etats-Unis, l'Union européenne et la Chine. En pratique, le Maroc ne capte encore qu'une fraction marginale de ces redéploiements, faute de conditions domestiques suffisamment attractives – compétences disponibles, productivité, gouvernance des projets – pour transformer l'intérêt déclaré en engagements financiers concrets. Les limites de la politique d'infrastructures Depuis le début des années 2000, la construction d'infrastructures de classe mondiale – ports, autoroutes, LGV, zones industrielles – constitue le principal levier de la politique de compétitivité. Si ces actifs ont indubitablement renforcé l'intégration logistique du pays, ils n'ont pas suffi à déclencher la montée en gamme du tissu productif escomptée. L'accumulation de « capitaux fixes » côtoie désormais des projets dont la rentabilité sociale et économique reste incertaine, alimentant la perception d'un trop-plein de chantiers plus démonstratifs que transformateurs. Le risque est celui d'un effet vitrine : un paysage urbain modernisé sans la profondeur industrielle ni l'innovation capables d'absorber durablement la main-d'œuvre et de relever les revenus. Lire aussi | Anas Abdoun: «Le Maroc, futur hub industriel des Etats-Unis grâce aux tarifs douaniers de Trump ?» La Coupe du monde 2030 constitue le point focal de cette stratégie. Les quelque 100 milliards de dirhams de dépenses publiques programmées d'ici 2030 – dont près de 500 millions pour le seul stade de Benslimane – traduisent la volonté d'utiliser l'événement comme accélérateur de modernisation. Toutefois, l'alignement sans nuances de la planification budgétaire sur cet horizon soulève deux questions. D'une part, la priorité accordée aux infrastructures sportives et aux liaisons de transport détourne-t-elle des ressources rares des secteurs à plus fort contenu technologique ou social ? D'autre part, quelle sera la perception citoyenne si, à l'approche du tournoi, les retombées tangibles en matière d'emplois pérennes, de pouvoir d'achat et de services publics tardent à se matérialiser ? Le syndrome du boom perçu Un contrat psychologique implicite s'est ainsi installé : l'Etat investit massivement dans la pierre et l'acier, tandis que la population accepte un « retard de gratification » dans l'espoir d'un décollage économique post-2030. Plus l'écart se creuse entre la visibilité des chantiers et la réalité quotidienne des ménages, plus le risque de défiance croît. Dans un pays où près d'un jeune sur quatre se déclare déjà « sans perspective », l'accumulation de frustrations pourrait constituer un facteur déstabilisant plus redoutable qu'un choc externe ponctuel. À moyen terme, la soutenabilité du modèle dépendra moins de la densité des infrastructures que de la capacité à convertir ces actifs en gains de productivité, en innovation et en inclusion territoriale. Cela suppose une réallocation résolue des ressources vers l'éducation, la formation professionnelle et l'appui aux écosystèmes industriels exportateurs. Sans ce rééquilibrage, la « vision 2030 » risque de cristalliser une ligne de fracture : celle qui sépare un Maroc visible, spectaculaire, aligné sur les standards internationaux, d'un Maroc vécu, où les promesses de prospérité tardent à se concrétiser. Un tel décalage alimente aussi une tension politique larvée : plus l'image d'un Maroc flambant neuf s'impose – façades rutilantes, gares futuristes, stades monumentaux –, plus la difficulté sociale est vécue comme une injustice dans un pays perçu en plein essor. Autrement dit, les citoyens ne se comparent plus à l'image d'un Maroc encore pauvre en transition, mais à celle revendiquée officiellement d'une nation déjà gagnante. Lire aussi | Anas Abdoun: «La proposition de Macron d'établir un nouveau cadre stratégique a pour but de réajuster les relations franco-marocaines» C'est ce glissement de référentiel, provoqué par l'esthétique de la modernité bâtie, qui fait peser un risque politique : la colère n'est plus celle de la pénurie, elle est celle de l'exclusion d'une prospérité promise et constamment mise en scène. Cette sensation de « croissance confisquée » déplace alors le centre de gravité du mécontentement : elle suscite moins la résignation que l'interpellation directe de la légitimité de la dépense publique, et fait naître, dans l'espace numérique comme dans la rue, des récits concurrents où la réussite nationale affichée devient le miroir grossissant d'inégalités jugées d'autant plus insupportables qu'elles se paient en béton apparent. Si cette dissonance n'est pas résorbée, le risque n'est plus seulement économique : c'est celui d'une césure politique, où la contestation se construit sur le sentiment d'avoir été tenu à l'écart du progrès, fragilisant ainsi le consensus dont le calendrier 2030 a besoin pour se transformer en véritable accélérateur de développement partagé. *Anas Abdoun est consultant international en stratégie, énergie et géopolitique, spécialisé dans l'analyse des marchés africains et moyen-orientaux. Il conseille depuis plus de dix ans des gouvernements, grandes entreprises et institutions sur les dynamiques énergétique et les stratégie économiques. ses analyses ont été publiés ou repris par plusieurs journaux de références comme le Wall Street Journal ou le Financial Times.