Au Maroc, le secteur de la santé souffre énormément de la pénurie de médecins, toutes spécialités confondues. Mais, la spécialité la plus touchée et celle de l'anesthésie – réanimation, qui n'intéresse apparemment plus les doctorants. Joint par Hespress Fr, Dr, Kohen Jamel Eddine, anesthésiste et président de la Fédération nationale des anesthésistes-réanimateurs , nous a fait savoir que l'anesthésie réanimation « devient dans notre contexte national une spécialité non attractive », puisque cette catégorie de médecin « travaille dans la frontière de la conscience, de l'urgence et de la détresse vitale. Donc c'est une spécialité qui prend le relais en cas de détresse vitale ». Ainsi, les médecins anesthésistes, se retrouvent « exposés, de par cette spécificité, à beaucoup de problèmes dans le contexte marocain », vu leur nombre qui ne dépasse pas 270-275, secteurs public et privé confondus, et 760 médecins anesthésistes, si on ajoute le secteur universitaire et militaire. Pour Dr. Kohen, le domaine d'intervention des anesthésistes réanimateurs est très large. « Quand on dit par exemple qu'on a signé une convention sur la sécurité du malade en 2016 avec la fédération internationale de la sécurité anesthésique et qui a bien sûr suggéré une politique officielle pour augmenter le nombre d'anesthésistes. Les recommandations de l'OMS c'est 6 anesthésistes par 100.000 habitants. Mais il y a une petite différence, puisque la fédération parle d'anesthésiste uniquement. Mais nous on ne fait pas que le travail d'anesthésiste. Malheureusement. Même avec notre double casquette d'anesthésiste-réanimateur. Comme dans les pays anglo-saxons, anesthésiologie c'est une spécialité, et intensiviste-réanimateur, s'en est une autre. Donc ce sont deux spécialités différentes, mais l'anesthésiste se retrouve à faire les deux dans l'école francophone et marocaine », nous explique notre interlocuteur. Mais pas que ! Dr. Kohen poursuit dans ce sens que dans l'école marocaine, les anesthésistes font plusieurs exceptions, à avoir « spécialiste des urgences, de la douleur et des salles de déchoquage ». Et vu la pénurie de ces profils, les anesthésistes sont amenés à intervenir dans plusieurs champs. Un polyvalence qui n'a pas lieu d'être « Déjà, dans le domaine de l'anesthésie, dans les pays qui se respectent, on ne parle plus d'anesthésiste tout court, mais d'anesthésiste pédiatrique, d'anesthésiste des sujets âgés, l'anesthésie locale, régionale, en traumato orthopédique par exemple. Mais nous au Maroc on doit avoir cette polyvalence, et bien sûr on est même obligé d'être dans un champ d'action qui est divers, qui coiffe les urgences, la douleur, les détresses vitales, la réanimation pédiatrique de la femme enceinte et l'anesthésie dans son parcours complet », explique à Hespress Fr, Dr. Kohen. Interrogé sur la raison pour laquelle les médecins ne veulent plus choisir la spécialité d'anesthésiste, Dr. Kohen nous explique que cela est dû à « la non-attractivité de la spécialité, à cause du travail énorme qu'il y a à faire, sans oublier le cadre juridique qui ne les protège pas », soulignant que même quand le ministère de la tutelle ouvre des postes pour cette spécialité, « la demande reste faible, et il y en a même qui passent le concours et le réussissent, mais n'y vont pas, puisque non seulement la spécialité n'est pas captivante, mais travailler dans le secteur l'est encore moins, en raison du manque d'équipement, et de motivation financière« . « Malheureusement comme vous le savez, il n'y a pas de continuité dans nos administrations marocaines. On n'a pas l'impression de parler à des institutions. Les visages changent au quotidien, et il faut tout remettre dès le début », déplore Dr. Kohen. Fuite des compétences Notre interlocuteur est également revenu sur les « recommandations d'Ifrane », qui ont été élaborées selon les normes nationales et internationales et présentées aux autorités du Royaume, mais le problème qui se pose, souligne-t-il, « est que les médecins commencent à partir à l'étranger (...) Et l'Etat ne joue pas le jeu. C'est-à-dire, quand il y a 20 médecins qui sont inscrits pour faire la spécialité dans les CHU, sur les 20, on a pratiquement 2 ou 3 médecins qui sont contractuels. Ils sont d'emblée destinés au secteur de santé publique ». Ainsi, et malgré le fait qu'il y ait près de 760 médecins anesthésistes au Maroc, tous secteurs confondus (privée, public, universitaire, militaire), cela n'est pas suffisant pour couvrir toute la population marocaine, à savoir que le nombre bouge quotidiennement, souligne Dr. Kohen. « Il y a des départs, des retraites, des gens qui voyagent et qui ne reviennent plus, des gens qui déménagent. Donc servir une population de près de 40 millions de personnes, ça ne nous fait pas 2 médecins anesthésistes pour 100.000 habitants qui est une recommandation, mais ce chiffre ne concerne que les anesthésistes uniquement et pas les anesthésistes-réanimateurs-urgentistes », explique-t-il. Rien que pour les médecins anesthésistes, et selon les recommandations internationales, il nous faut une moyenne de 6 pour 100.000 habitants pour prétendre à un nombre correct d'ici 2030, explique Dr. Kohen qui estime que « le Maroc n'est pas trop rêveur, on n'a pas l'habitude dans nos politiques de fonctionner comme ça ». Une meilleure gestion des ressources Mais dans l'état actuel, indique Dr Kohen, c'est un grand problème. « Le problème se pose au niveau du secteur public. On a même proposé des solutions. C'est-à-dire on est conscient, on est citoyen et on défend l'intérêt des citoyens et leur sécurité qui passent par la sécurité des intervenants, des médecins, des infirmiers ». Ainsi, la Fédération nationale des anesthésistes-réanimateurs a proposé à la tutelle de « remobiliser l'effectif ». « C'est-à-dire, qu'il n'y a pas besoin, pour plaire aux parlementaires et autres, de construire par exemple trois hôpitaux dans une ville et disperser les ressources humaines. Vaut mieux, comme l'a bien dit le Roi Mohammed VI dans son discours, qu'il faut concentrer les efforts et partir sur la réalité. Et la réalité est que nous sommes 760 ou 770, et on ne va pas devenir 3.000 demain ». Dans ce même contexte, le président de la Fédération nationale des anesthésistes-réanimateurs a également indiqué à Hespress Fr que « le secteur militaire et universitaire, a une politique plus réaliste et plus raisonnable ». « Le problème concerne plus, malheureusement, le secteur public, de par la tutelle qui doit couvrir tout le territoire selon la carte sanitaire. Mais ce n'est pas en dispersant les moyens humains et matériels pour avoir une carte où il y a des anesthésistes et des hôpitaux qui ne servent pratiquement à rien, mais qui servent plutôt à retarder la machine. Vaut mieux concentrer les efforts », préconise-t-il. Comment ? Selon Dr. Jamal Eddine Kohen, « au lieu de mettre deux anesthésistes ici, et là, vaut mieux mettre 6 anesthésistes dans un grand centre, et puis pour les petites structures, assurer un transport médicalisé et un urgentiste et définir ce qu'on peut faire au niveau de tel ou tel hôpital ». Pour notre interlocuteur, il faut que le ministère de la Santé «fasse son mea culpa. Qu'il redresse tout ça». «On ne va pas se démultiplier et cloner les anesthésistes et les réanimateurs pour en avoir 3.000 demain. Il faut qu'il prenne en considération l'effort incroyable des médecins anesthésistes et réanimateurs, surtout au niveau du secteur public, qui travaille dans plusieurs services à la fois (maternité, urgence, bloc opératoire.), qui font la consultation pré-anesthésiste et ne peuvent pas récupérer le lendemain. C'est énorme ce qu'ils font», explique-t-il, soulignant qu'il «vaut mieux valoriser ce personnel et trouver des solutions adaptées». Dr. Kohen estime, à ce propos, qu'il est temps d'ouvrir et de «façon courageuse, ce fameux projet dont en parle, qui est le partenariat public-privé, mais de façon un peu pragmatique et logique», soulignant que ça «doit être fait de manière légale, c'est-à-dire des médecins qui vont du privé donner un coup de main au public et vice versa, mais dans un cadre légal». Cependant, Dr. Jamal Eddine Kohen reste optimiste quant au nouveau ministre, Khalid Ait Taleb. «C'est un ministre issu du domaine, c'est un médecin et il s'y connait, et connait les problèmes du CHU. Et nous, on lui tend la main, pour qu'on puisse trouver des solutions réalistes qui prennent en compte les efforts et les sacrifices qu'on déploie au niveau du secteur public qui sont surhumains», conclut-il.