Dominique de Villepin publie un nouvel essai ambitieux et lyrique sur le désordre mondial et la résurgence des logiques impériales. Dans cette chronique consacrée à la première partie de l'ouvrage, Eric Besson explore les grands axes de cette réflexion géopolitique et les pistes de résistance que l'ancien Premier ministre propose face aux dérives autoritaires et à la fragmentation de l'ordre international. « Tout commence par le pouvoir de dire non, qui est donné à chacun devant ce qui porte atteinte à l'avenir de l'humanité et à la dignité de la République ». « Face aux vertiges de l'Histoire, il nous reste un remède : notre esprit de résistance et la force du refus ». Lire Villepin c'est l'entendre et le voir un peu. Le style est élégant, les formules ciselées et percutantes, l'enthousiasme communicatif, la vision globale, nourrie d'une expérience internationale de premier rang. Ici ou là, cependant, l'emphase affleure et la rhétorique permet habilement de contourner quelques impasses de la démonstration. Ce « pouvoir de dire non », qui donne le titre à cet ouvrage (Editions Flammarion, 2025) et qui est la marque de fabrique de Dominique de Villepin depuis son retentissant « non » à l'intervention américaine en Irak, discours prononcé en février 2003 devant le Conseil de sécurité de l'ONU, ce serait, aujourd'hui, nous mobiliser alors que « l'idée de progrès s'effrite, les promesses de la modernité se dérobent et l'ordre international issu des révolutions démocratiques semble perdre la boussole ». Résister tandis que « partout, des formes impériales ressurgissent – politiques, économiques, technologiques, culturelles -dans un monde livré à la compétition brutale des puissances ». Une promesse s'éloigne : « celle d'un monde libéré par la raison, élevé par la science, guidé par le progrès ». Lire aussi | Le «nouveau Sud» n'a plus de modèle de développement [Par Eric Besson] Face à ce constat, Dominique de Villepin aspire à « réenchanter la politique », « reconquérir l'imaginaire », «raconter de justes et belles histoires ». Cette chronique évoque uniquement la partie I de l'ouvrage, qui traite de l'international (« résister aux Empires ») et ne traite volontairement pas de la partie II, qui intéressera d'abord les lecteurs français ( « restaurer la République »). L'état du monde que dresse Villepin n'est guère réjouissant. Nous ferions face à « l'épuisement du modèle de la modernité, fondé sur l'exploitation intensive des ressources naturelles, sur l'intensification continue des échanges mondiaux, sur l'expansion de la sphère marchande dans nos vies, sur la centralité de la puissance militaire pour garantir l'ordre et sur l'illusion de rivaliser avec les dieux ». Nous aurions contracté une « dette écologique », fruit d'un « modèle de développement qui se révèle pour ce qu'il est : insoutenable et insatiable ». « Ce que nous touchons du doigt, c'est la rareté du monde, l'étroitesse de notre planète. La compétition revient en force, féroce, pour les ressources minérales. Une nouvelle politique des matières premières s'installe, brutale et instable. ». Le modèle de la mondialisation serait aussi épuisé : « le commerce mondial, autrefois symbole d'intégration, devient théâtre de rivalités : les sanctions croisées prolifèrent». L'espace lui-même, « dernier continent de l'imaginaire collectif, devient lui aussi de luttes et de prédations ». Après « cette somme des épuisements du monde » voici le deuxième fléau : l'émergence de « nouveaux empires mus par la peur panique de la pénurie ». De ces « nouveaux despotes », Villepin, didactique, dresse une typologie. Lire aussi | La boussole humaniste d'Amin Maalouf [Par Eric Besson] Premier archétype : les Etats-Unis de Donald Trump. Car, affirme-t-il, « le trumpisme est davantage qu'un homme : c'est une structure affective, une économie morale fondée sur la domination ». C'est un « empire de commandement » ; « l'action prime, le verbe tranche, le chef domine ». Cet empire-là « ne suit aucun projet mais épouse chaque opportunité ». Son credo ? « Forer, taxer, cliquer ». Forer, pour trouver du pétrole ( cf le désormais fameux « Drill, baby, drill » ). Taxer : « par l'arme tarifaire, les Etats-Unis redéploient une puissance douanière offensive ». Cliquer : les grandes plateformes américaines organiseraient une véritable « colonisation numérique » : « elles ne vendent pas que des produits, elles façonnent des habitudes et des représentations ». Autre « réaction impériale » , celle de la Chine, qui elle « cherche à maximiser le contrôle, pas la puissance ». A sa population elle propose une « promesse de stabilité et de prévisibilité, même au prix de la liberté ». Elle bâtit une « forteresse », « une muraille industrielle, technologique, morale. Le Parti tient l'Etat, l'Etat tient la société ». C'est simple, « l'Etat chinois cherche à empêcher que quoi que ce soit lui échappe ». A l'intérieur, la méfiance de l'Etat se traduit par « la surveillance, le contrôle, l'homogénéité sociale ». Mais « loin de renoncer au monde, la Chine choisit ses angles de contact », cherche à devenir « centre de gravité ». Elle « sécurise ses approvisionnements critiques et restructure ses débouchés commerciaux vers l'Asie, l'Afrique ou l'Amérique Latine ». Son industrie s'affirme : « l'investissement massif, méthodique, permet à la Chine des bonds technologiques spectaculaires. Là où l'Occident s'enlise dans la complexité, elle avance. DeepSeek, Xiaomi, Huawei, BYD : autant de de symboles d'une conquête tranquille ». La Chine reste cependant un « ensemble hétérogène ». Pour le tenir, « il faut de nouveaux récits : un nationalisme cocardier, la quête de reconnaissance mondiale, la réinvention d'une fierté impériale ». « Mais la stratégie reste patiente : gagner du temps. Laisser l'Amérique s'isoler. Laisser Taïwan douter. Laisser l'hégémonie s'imposer d'elle-même, par effet d'évidence ». La Chine est devenue, peu s'en rendent compte, « la première puissance technologique et industrielle dans les secteurs clés : intelligence artificielle, robotique, biotechnologie, véhicules électriques, semi-conducteurs ». Autrement dit, « la Chine ne veut plus être l'atelier du monde, elle entend en devenir le cerveau ». Résultat, et comme le promettait Xi Jinping, son président, «d'ici 1949 – cent ans après la fondation de la République populaire – la Chine pourrait dépasser les Etats-Unis sur plusieurs fronts : économie, innovation, influence diplomatique ». Xi Jinping souhaite voir son pays incarner un nouveau « rêve chinois », susceptible de contrebalancer voire se substituer au « rêve américain ». Dans les mots de Villepin : « la Chine ne se contente pas d'accumuler du pouvoir. Elle propose un autre récit : ordre sans débat, développement sans démocratie, stabilité sans pluralisme- une prospérité pilotée, un autoritarisme rationalisé. Autre grande puissance montante, l'Inde. Elle « s'affirme, forte de sa démographie, de sa croissance, de son ancrage culturel millénaire ». Elle « veut être un empire sans renier la démocratie, un pivot entre l'Occident et l'Asie sans toutefois savoir quelle voie privilégier ». La Turquie « rêve de reconstituer l'espace ottoman ». Quant au régime russe, « le poutinisme est devenu un projet de reconquête », comme l'a confirmé, après la prise de la Crimée en 2014, l'invasion de l'Ukraine en 2022. Il s'agit de « reconstituer, à défaut de l'Union soviétique, une sphère d'influence directe consolidée par la force. Le poutinisme ne propose pas un modèle, il impose une emprise ». Le passé y est instrumentalisé : « dans cette idéologie de la revanche poursuivie par la reconquête, l'histoire sert de justification et de carburant ». Lire aussi | Taïwan, Ormuz, Bosphore: Trois «volcans» sous haute surveillance [Par Eric Besson] Ces ambitions impériales, ce nouveau despotisme, annoncent selon Villepin « un nouvel âge de fer, une mécanique de dislocation du monde d'après 1945, qui avance d'elle-même, inexorablement. Non plus un ordre mondial mais des désordres impériaux ». Dominique de Villepin observe l'émergence d'un « concept aussi central que dangereux : la guerre hybride ». Un concept qui « brouille les frontières entre guerre et paix , entre civil et militaire, entre intérieur et extérieur ». Cette guerre hybride « dissout les distinctions fondatrices du droit international et de la démocratie ». Elle « est faite de cyberattaques, de campagnes de désinformation, de sabotages économiques, de pressions diplomatiques maximales, de violences asymétriques ». De par son fait, « un autre champ de bataille s'est imposé : celui des récits », avec « des récits simplificateurs, des émotions manipulées, des peurs amplifiées ». Or le « levier principal, aujourd'hui, est l'entrisme technologique grâce aux plateformes, aux algorithmes, aux figures d'influence. L'arène du politique s'est déplacée vers les interfaces ». Il nous faut donc être lucide et résister. Comme le dit joliment Villepin, « refuser que notre imaginaire soit colonisé ». Confronté à ce sombre diagnostic, le lecteur découvrira les pistes et leviers de résistance proposés par Villepin. Selon lui, « l'heure de l'Europe a sonné ». Elle « peut et doit dire non à ce monde des empires ». A condition de « se donner réellement les moyens de son indépendance », dans tous les domaines, civils et militaires. Une « Europe puissance », qui « face à l' émergence de nouveaux impérialismes, a vocation à proposer un modèle alternatif en défendant avec fermeté le droit international et les institutions multilatérales ». Fidèle à son credo et à son discours, Villepin la presse d'adopter « un rapport renouvelé aux Suds », de prendre en compte le « réveil du Sud global », concept discuté et discutable dont Dominique de Villepin convient qu'il s'agit d'un « ensemble hétérogène » dans lequel il place « Afrique, Amérique Latine, Asie du sud, Moyen-Orient » (quid, au passage de la Chine et de la Russie qui prétendent en être ?). Certes, écrit-il il ne s'agit pas d'un « bloc solide et cohérent » mais « un même ressort anime ces multiples Suds : la volonté de ne plus subir la marche du monde, mais de la penser et de la façonner ». Il s'agirait donc de « refuser l'occidentalisme », « reconnaître que l'Occident n'a pas le monopole de la modernité ni de la civilisation (...) » pour aller vers un nouvel « universalisme européen. Qu'il me soit permis de dire que c'est le chapitre que , personnellement, je trouve le moins convaincant. Oui les Européens doivent « admettre la pluralité des modèles ». Oui l'Europe doit « cesser de prétendre imposer à tous son modèle ». Mais où sont les pays européens ou les dirigeants européens qui prétendent encore aujourd'hui imposer leur modèle ?. Face aux nouveaux despotes et à « la bataille des récits » si bien décrite par Dominique de Villepin, l'Europe doit-elle être la seule à se flageller ? Reste l'essentiel : en introduction de son livre, Dominique de Villepin prévoit que « personne, sans doute, ne souscrira à tout » ce qu'il écrit. Mais parce qu'un livre « réveille ce qu'il y a de meilleur chez les êtres humains », parce que les livres « sont des barricades d'espoir », il dit espérer « que chacun reparte avec trois, quatre – cinq peut-être – braises vives pour nourrir son propre feu ». Nul doute que ce vœu sera exaucé. Tout lecteur emportera des « braises vives ».