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L'éternité et des poussières
Publié dans La Gazette du Maroc le 16 - 06 - 2003


L'antichambre de la mort
La Prison centrale de Kénitra est l'une des plus vieilles institutions carcérales du pays. Construite au début des années 30, à proximité de l'oued Sebou, elle est aujourd'hui ce que l'on pourrait appeler une prison de haute sécurité. Toutes les lourdes peines y sont purgées, elle est “ la maison ” de 113 condamnés à mort et 490 condamnés à perpétuité. Elle avoisine le fleuve Sebou et regroupe quelque 2.400 détenus et presque 250 fonctionnaires de la Direction des prisons. Dans la canicule du mois d'août, nous avons partagé quelques moments avec certaines figures connues de l'opinion publique, comme ledit “ Ninja ”, l'homme de Sidi Bernoussi ou encore le fameux “ Boulouhouch ” d'Imouzzer Kandar et d'autres condamnés à mort ou à perpétuité qui reviennent sur leurs histoires, leurs drames, leurs vie intra-muros et leurs espoirs ou ce qu'il en reste. Nous avons rencontré des étudiants, des hommes qui ont réussi à vaincre le sort et à se frayer un chemin sur les tablettes de la vie. Ils ont des licences, des diplômes supérieurs fruits du long labeur dans les méandres des cellules et de la solitude. Durant quinze jours, nous avons été du quotidien de ces détenus, nous avons été “ une parenthèse ” dans leur existence.
Ce qui suit est le récit d'un échange avec des détenus de droit commun, ce que la plupart d'entre nous considère comme la lie de la société. Un échange d'idées, de discussions marathoniennes, de fulgurances de points de vue, de colères, de silences, de soupirs et d'interrogations amères sur demain.
La Gazette du Maroc publiera dans les semaines à venir une série d'histoires et de portraits sur quelques-unes des affaires qui ont défrayé la chronique. Elle reviendra sur des personnages qui font aujourd'hui partie de la conscience collective des Marocains.
Un condamné à mort ? C'est qui ? C'est quoi ? Cela ressemble-t-il à quelque chose que nous avons déjà rencontrée ? Quelle idée pouvons-nous nous faire d'un homme qui sait qu'il ne pourra plus jamais sortir de prison, un homme qui a tué une, deux ou dix personnes ? Dans le train qui nous mène vers la Prison centrale de Kénitra, un torrent d'idées assaille notre esprit. Quel visage peut avoir tel ou tel détenu qui a rempli les colonnes des tabloïdes pendant des semaines et qu'on nous a servi comme un être hybride, un monstre, une calamité de la nature ? Le mot criminel est une vague palabre tant qu'un visage n'y est pas imprimé. Dans le taxi qui nous a mené de la gare de Kénitra à la Prison centrale, le chauffeur semble connaître un rayon plein sur les affaires de justice. “Il y a des innocents aussi derrière ces murs”, laisse-t-il échapper comme s'il nous annonçait la mauvaise chaleur qui brûlait déjà les moineaux sur les poteaux électriques. Lieux communs, que tout cela, diront certains. Mais souvent la réalité semble vouloir cacher des pans entiers de son envergure et nous donner juste de quoi nous repaître en attendant le grand dévoilement d'un jour. “Il faut un bon coup de balai pour nettoyer toute cette crasse, épurer les âmes, laver toute la laideur de ces visages meurtris par l'injustice et ravagés par le remords, le désarroi et le regret”. On croirait écouter Travis, le Taxi Driver de Martin Scorsese, né sous la plume de Paul Schrader sillonnant la nuit au milieu des rues bandées de crimes, de folies et d'apocalypses. Non, nous sommes juste devant l'antichambre de la mort, le corridor de l'oubli.
Déjà un mort
Quand on arrive, la prison affiche un air affairé. Des bruits de bottes, le grand branle-bas de combat devant le seigneur. La gueuse a frappé ce matin 5 août. Un détenu condamné à perpétuité vient de passer l'arme à gauche. En fait d'armes, il n'en avait qu'une, sa résistance. Celle-ci n'est jamais quantifiable. Juste une idée secrète, un sentiment qui vous traverse le corps, ce gros fardeau qui vous attend le lendemain au réveil et qui vous dit qu'il y a encore des jours à vivre, à tirer dans l'oubli de soi, face à son cadavre que l'on traîne comme Sisyphe son rocher. Ad infinitum. Ad nauseam. Amen. Il avait 71 ans. Et il ne se réveillera plus pour compter les jours ni les visages ni le remords. Malade. Un cancer. Délit ? Meurtre. Il y a des lustres de cela, mais il a eu le temps de penser et repenser, voir et revoir, pleurer le sang de ses veines pour qu'un instant soit rasé de sa mémoire, un geste qui n'aurait jamais existé, jamais été porté dans la lueur de la colère, de la haine, de la vengeance ou de l'impulsion. Il ne nous dira plus rien. Le médecin légiste racontera plus tard de façon scientifique les dernières secondes de la vie d'un homme. Une page est tournée. Lue ou pas, ceci est une autre paire de manche qui ne viendra jamais faire remuer ses jambes devant. Le directeur de la prison, Abdelhadi libère un long soupir et laisse entendre que c'est peut-être mieux ainsi. S'il le dit ?! Après tout, c'est son boulot, et les établissements carcéraux, il en a vu une flopée.
La mort rôde donc même derrière les murs. Elle ne craint pas la prison, elle n'a pas peur de se faire prendre à son propre jeu ? Elle n'a pas peur qu'on l'enferme et qu'on la démystifie ? Selon toute apparence, non. Elle est crainte, elle est imposante, elle est horrible, elle fait toujours peur et par moments, il y a même des prisonniers qui la demandent, qui la veulent, qui l'invitent. “Depuis Tabit, il n'y a pas eu d'exécutions”. La mort aura donc été appelée à la rescousse une seule fois depuis des années. Elle n'est donc pas en terre conquise. On peut alors en parler, la provoquer, lui jeter un sort ou plusieurs, la conjurer, l'abjurer, la maudire à sa guise.
Nous sommes entre deux portes blindées. Deux blocs de ferrailles en dur peints d'un bleu ciel très pale. De derrière, la porte d'entrée principale de la prison nous fait rappeler une burqa afghane. Un seul trait de fer avec des ouvertures comme des tamis creusés à même la paroi externe de la grande muraille ferreuse. La clé que manœuvre le gardien est hors proportion. Elle fait un bruit assourdissant, une espèce de déflagration, de grattement et de détonation sourde et lourde. Tac. Tac. Le tour y est. Bienvenue. La deuxième porte qui sépare la direction des autres bureaux du secrétariat et des autres spécialités pénitentiaires, est du même calibre. Du super lourd. Avec la même ouverture comme un tamis pour voir les couleurs du temps et les sinuosités des jours. Quand on dépasse cette porte, une large cour s'offre à nous. A gauche, la salle des visites familiales, une espèce de grande pièce ni carrée ni rectangulaire avec des tables en plastique blanc délavé. On se croirait dans un café lors d'un arrêt d'autocar entre Casablanca et Marrakech, quelque part vers Ben Guerir. Même aspect désuet, hors du temps, même monotonie, même air saturé d'attente, de fatigue, de chagrin et de désillusions. On y expose les travaux des détenus. Les 100 noms de Dieu, des aigles ou des colombes (pas blanches) que l'on vend aux visiteurs. Les prix semblent corrects et ne vont pas au-delà de 150 dhs. Mais comme la valeur de l'argent n'est pas la même dans ces deux mondes parallèles, les 150 dhs ont une valeur cachée qui suit les fluctuations du marché interne et les humeurs des traders. A droite, il y a des hommes qui trient la nourriture qui vient d'arriver : tous ces sachets et sacoches que les familles apportent avec elles. On inspecte, on regarde, on plie le tout et on stocke en attendant d'aller faire le dispatching en appelant chacun par son nom ou son numéro d'écrou. Environ cinq mètres sur la même aile, il y a le bureau des affaires sociales, c'est-à-dire là où l'on s'occupe de tout ce qui est annexe dans une prison : études, paperasse, visites, cas à part…etc. C'est là que l'on va rencontrer quelques détenus, quelques condamnés à mort et quelques condamnés à perpétuité. C'est là, dans un bureau exigu avec de charmants bonhommes que l'on va écouter les uns et les autres raconter leur périple, leurs mésaventures, leurs drames. Devant cette porte qui est au centre d'un long couloir de deux mètres de large, qui mène droit aux quartiers et autres cours de promenade, des prisonniers marchent. Ils n'ont aucun signe particulier pour les différencier des fonctionnaires. N'étaient les uniformes, on croirait que tout ce beau monde est ici en promenade ou en visite. Des jeunes, des moins jeunes, des vieux, ils sont là à discuter, à parler avec les mains, à se frayer des chemins dans la cohue des têtes par regards interposés et postures des corps. L'une des choses qui frappent en premier, c'est la propreté. On dirait qu'ils sortaient tous d'un hammam à l'instant même, et allaient faire un tour pour retourner chez eux où un bon déjeuner fumant les attend. “Déroutant, n'est-ce pas? Ils sont tous un peu comme ça. Ils ont le temps, tout le temps devant eux, alors ils s'astiquent, ils se lavent, se font propres et s'habillent pour sortir”. Ce qu'on comprend très vite, c'est qu'ici, le show et l'appart sont de rigueur. On met ce qu'on a de plus propre, de plus précieux, et on sort pour se faire voir, voir les autres, et tester son degré d'importance, la force du look que l'on a, lire aussi dans le regard des autres à quel point «nous sommes encore» des êtres humains comme ceux de dehors. “Ce sont deux mondes parallèles, deux univers différents, mitoyens certes, mais que tout sépare”, dit l'un des diplômés qui semble très au courant de la psychologie des prisonniers. La suite sera justement un long débat souvent houleux sur cette psychologie, cette douleur morale, ce mal de l'esprit et de l'âme que quelques-uns des étudiants diplômés en détention vont aborder avec force.
Des diplômes et des hommes
“La réinsertion ? Pourquoi et comment ? ” Ce que Hamid Farah, Nourredine Boucetta, M.B et Mohamed Hajji évoquaient là est le clou de toute cette longue histoire de justice et d'espoir d'une autre vie après la purgation de la peine et le purgatoire des jours. Le petit bureau est très vite transmué en une salle de conférence où chacun donne de la voix. C'est une polémique coriace qui vient de naître entre les détenus. “Sommes-nous devant une reproduction des idoles ? ” La question est lancée et n'attend aucune réponse parce que le même M.B enchaîne, la voix douce, sereine, le verbe sûr et l'intonation de quelqu'un qui a l'habitude de donner des conférences ou de se faire écouter : “Quand on est condamné à perpétuité et qu'on en purge plus de la moitié, surtout si le crime est commis dans la prime jeunesse, quel avenir peut se profiler devant le détenu qui ne sait pas quand il pourra revoir le monde de dehors, qui attend une remise de peine qui ne viendra jamais et pour qui la grâce royale devient la clé de l'espoir et là encore, il n'en bénéficie pas, et se voit face aux ténèbres de longues années interminables et sans contours”. Ici, face à ces jeunes hommes qui aujourd'hui affichent un regard désabusé et une lourdeur dans la silhouette qui trahit des nuits de solitude, une nette coupure avec le monde, une cassure dans l'âme et une crainte inimaginable de ce que peut être demain, le crime commis, il y a des années est purgé, vécu à chaque instant. Il est connu dans ses recoins les plus cachés. On a eu le temps de le revivre à satiété. Oui, “le regret est là, le remords aussi. Mais nous avons payé notre dette à la société et la justice qui nous ont condamnés. Nous attendons de cette même société de nous donner le plus élémentaire de nos droits, de nous écouter, de voir comment nous avons évolué, de faire le suivi pour se rendre compte que le jeune homme qui a commis un crime, il y a vingt ans, a eu tout le loisir de payer, de payer cher, et aujourd'hui, il estime être un autre homme, un homme différent, un être capable d'apporter quelque chose de sûre, de valable, d'honorable à la société”. Comment un détenu qui a purgé sa peine pourrait-il apporter quoi que se soit à la société ? Le citoyen a le droit de poser une telle question. Il ne sait pas, lui, que ces détenus et tant d'autres, ont fait de la prison et de la longue peine à purger, un défi. Qu'ils ont tourné le drame en acharnement. Qu'ils ont étudié nuit et jour, qu'ils ont consacré tout leur temps, toute leur douleur à des cours, des livres, des recherches, des examens pour ne pas laisser le temps prendre le dessus ni que le crime emporte la dernière manche. Celui qui a fait le moins de chemin à déjà une licence en sociologie comme Mohamed Hajji qui a déjà purgé 16 années de prison et qui sortira dans trois mois et dix jours. Il a été condamné à 35 ans de prison. Ou Nourredine Boucetta, qui parle un arabe des plus soutenus, converse avec une telle aisance, donne son point de vue avec une assurance à la fois docte et très détachée. Condamné à perpétuité, il vient de voir sa peine commuée à 30 ans. Cela fait déjà 17 ans qu'il est en prison et il a à peine la trentaine. Son crime, il l'a commis très jeune. Il était sûrement un autre jeune homme, peut-être même qu'il était très impulsif, qu'il a eu un grand moment d'égarement. Mais aujourd'hui, il est un homme accompli. Un homme à l'opposé de ce qu'il avait pu être il y a 17 ans. Les diplômes supérieurs, il en a une pléiade. Mais ce n'est pas cela qui le rend meilleur que ce qu'il était “mais ce que la vie nous apprend, ce que le temps imprime à nos passions et à nos rêves.” Devant le rêve, Nourredine refuse de se laisser aller : “si je dois encore attendre 13 ans avant de sortir, autant mourir tout de suite. Et pourquoi ils ne m'ont pas tué le jour même de ma condamnation ?” A quoi lui auront servi les diplômes engrangés en prison ? A quoi auront servi la patience, la discipline et le sang-froid devant les pires des situations? De l'avis de tous, du directeur Illouz Abdelhadi, au directeur du pavillon en passant par tous les gardiens que nous avons questionnés, ce jeune homme est l'exemple même de la discipline. “Calme, serein, respectueux, doux, conciliant, intelligent, cultivé, serviable, tranquille, c'est un garçon qui ne crée jamais de problèmes. Il travaille beaucoup pour ses études, lit assidûment et se garde de tout ce qui pourrait perturber son schéma de vie”. Ce qui le rend amer est le fait que le ministère de la Justice ne prend pas en compte ces années d'études, ces diplômes, cette exemplarité, cette bonne conduite à l'intérieur de l'établissement carcéral. “Combien d'autres personnes pourraient suivre mes pas, faire des études, réussir des examens et affronter le sort avec quelque chose de bénéfique ? Mais si tous ceux qui veulent faire comme nous se rendent compte que tout ceci ne sert à rien et qu'il n'est pas pris en compte, les gens vont abandonner, tourner le dos aux études et peut-être sombrer dans la drogue, la colère et peut-être d'autres crimes”.
La loi sur la grâce obsolète
Hamid Farah, qui a récolté des tonnes de diplômes, se demande : “pourquoi ne pas avoir un barème pour récompenser les détenus qui ont décidé de faire en sorte que leur passage dans une institution ne soit pas peine perdue. Pour un baccalauréat tant de mois ou d'années en moins, pour une licence, pour un DES, pour un doctorat. C'est ainsi que l'on peut donner des chalenges aux prisonniers qui feront quelque chose de leur vie au lieu de purger des années en détention et de sortir comme des rebuts de la société encore plus marginalisés qu'avant”. Les fonctionnaires qui sont avec nous se demandent pourquoi rien n'a été fait pour aider ces prisonniers diplômés ? “C'est eux qui doivent bénéficier en premier de la grâce et des réductions de peine”. Logique, mais la réalité est tout autre. Et là, l'un des gardiens nous raconte l'histoire d'un dénommé “Mjinina”, un personnage apparemment effrayant qui a avait écopé d'une peine à perpétuité, qui a été commuée à 20 ans de prison. “Il est sorti de prison, a commis un meurtre, a fait un carnage, a coupé la tête d'un homme, et est revenu à la Prison centrale. C'est ici qu'il s'est suicidé. Ce ne sont pas des cas comme Mjinina qui doivent bénéficier des grâces et autres remises de peine, mais des gens comme Hajji, Boucetta, Farah et d'autres. Eux, ils le méritent parce qu'ils ont tout fait pour payer leur crime à la société et retrouver leur dignité”. Le directeur de la prison, qui nous a rejoint témoigne de la nécessité d'une véritable révision de la loi des grâces et des remises de peines. Il avoue qu'aujourd'hui : “la place de ces jeunes est ailleurs, dehors, travaillant dans des universités et apportant à la société le fruit de ce qu'elle a fait pour eux. Cette institution leur a permis de lire, d'aller à l'école, de passer des examens et d'avoir de hauts diplômes. Pourquoi ? Il faut que cela soit rentable à la société. Tout cet investissement, pourquoi ? L'Etat sera fier d'avoir réussi à faire de ces gens quelque chose de valable. Cela ne fera que donner une meilleure image de la vie et de la politique carcérale dans notre pays”. En clair, les détenus espèrent une révision du décret de 1958 qui régit la grâce. “La grâce devant être ciblée et étudiée pour faire en sorte que la vie dans les prisons soit autre et que les détenus rivalisent de persévérance et de discipline pour mériter une réduction de peine”.
L'espoir d'une réinsertion
“Quand on voit que “Mjinina” sort et qu'un étudiant bourré de diplômes reste en prison, le choix est vite fait et l'exemple est donné même dans la voie négative” conclut M.B. qui évoque un autre problème épineux dans les prisons : le suivi des détenus. Suivi psychologique et suivi dans les faits et dans le déroulement des périodes de détention. “Aujourd'hui, j'ai honte de voir ma famille” jette-t-il amer. Ses enfants ont atteint l'âge de comprendre, alors il a demandé à ce qu'ils ne viennent plus le voir en prison. Il est poète, écrivain, il a donné des conférences dans des universités, il a des diplômes, fait tout pour éviter les joints, les mauvaises fréquentations et a peur de l'image qu'il imprimera dans la tête de son enfant. Pourtant, la perpétuité lui colle à la peau. Malgré toutes les lettres, toutes les recommandations, les félicitations, les primes gagnées auprès de le Direction des prisons, la participation à des évènements culturels dans et en dehors de la prison, il n'a bénéficié d'aucune remise de peine. Pas un jour. “Qu'est-ce qui reste de vous quand vous allez sortir au bout de 30 ans de prison. A quoi servirait tout mon travail ici? Comment appréhender le monde extérieur ? Comment parler à mes enfants, quoi leur dire, comment le dire ?” Ou alors faut-il “sortir pour la tombe. Cela aurait été plus simple de mourir il y a longtemps pour éviter l'absurdité de tout ce qui a été entrepris pour rien”. Hamid Farah peut être très virulent, lui qui a payé lourd un crime de jeunesse, lui qui s'est marié en prison et qui a du mal à encaisser le fait de continuer à espérer peut-être en vain : “la loi sert à rentabiliser les discours qui la portent”. Dur, amer, sans retour et sans appel. Et d'enchaîner : “la loi 23/98 vise à rendre un service à des problématiques politiciennes” et de porter le coup fatal en disant que finalement la prison devient “une institution criminelle, la juger serait juger le gouvernement”. Et il s'épanche pour expliquer pourquoi le prisonnier devient un cobaye sur lequel on teste des lois, des idées qui peuvent s'avérer fausses, nulles et non avenues comme elles peuvent porter des fruits. Pourquoi ne pas guérir à la source et faire que le mot prison qui est une institution de redressement, de réhabilitation qui prépare une réinsertion, soit véritablement un laboratoire pour voir de plus près quelles sont les avancées faites sur le chemin de la réhabilitation. “Quand on rouvre votre dossier pour vous rejuger, on se base sur votre ancien dossier. Mais l'ancien dossier m'a valu ma peine que je suis en train de purger. Si l'on veut réellement me rejuger, il faudra compter depuis le jour de mon arrivée en prison. Il faut voir tout mon cheminement, ce que je suis devenu, qui je suis aujourd'hui. Le vieux dossier devrait mourir le jour de notre incarcération”. C'est là que la question d'Al Atif Mohamed, ancien inspecteur des douanes durant 19 ans, condamné à 10 de détention, et qui sort dans quelques jours, prend tout son sens. Il a eu un diplôme en droit privé et un autre en journalisme durant son incarcération : “retrouverais-je ma place au ministère des Finances ? La direction des douanes
a-t-elle réfléchi à ma réinsertion ?”.
La réinsertion semble devenir un mot sans teneur, sans sens aucun. Est-ce qu'un homme de 50 ans, bouffé par la rouille, cassé par les nuits longues et froides pourrait faire face encore à une longue période d'acclimatation avec le monde extérieur ? Si l'on fait le compte, le plus jeune des condamnés à perpétuité pourrait dans quelques années voir sa peine commuée à 30 ans. Quand il aura payé, il sortira à l'âge de50 ans, mais le demi-siècle du monde extérieur n'est pas celui de trente années face à soi-même dans l'isolement, la peur, l'inertie, l'inconnu, l'attente. Ici, on finit par jouer la pièce de Beckett des millions de fois. On sait que Godot ne viendra pas, mais on fait comme si. On joue avec le sort, on biaise avec la réalité crue, on la contourne, on lui fait des pieds de nez. On triche avec l'implacable. Mais il arrive que dans ces moments de jonglerie avec le destin, la baraka fait défaut : “alors je ne veux plus étudier, je ne peux plus perdre du temps à étudier puisque cela ne sert à rien”. Il est des fois où l'on arrive à cet extrême où le dégoût prend le dessus, où la vacuité de la vie assaille le détenu et lui bouffe sa réserve de courage et d'énergie. Quoi faire ? Comment répondre au vide devant soi ?
Cela dure une journée où les étudiants-prisonniers, où les diplômés parlent, citent de grands noms, multiplient les exemples, reviennent sur des faits marquants de la vie politique, récitent des pans entiers de textes de lois. On se croirait devant un film américain qui raconte la vie d'un boxeur comme Hurricane Carter qui étudie, écrit un livre et finit par sortir de prison. Sauf que là, il s'agit d'une fiction de la réalité qui s'auto-parodie, et où le héros ne sort pas, pas encore de prison.
Etre un homme
De fil en aiguille, on en arrive à la sexualité. Nous imaginons ce que c'est qu'une prison, nous avons lu des récits de prisonniers parlant de leur sexualité, nous avons vu des documentaires sur la promiscuité dans les établissements carcéraux, les dérives de la libido. D'autres détenus pour des peines moins importantes, juste pour des mois parfois, racontent leurs expériences homosexuelles, parlent du manque, de la frustration et de la maladie du désir. Comment ne pas imaginer ce qu'un homme condamné à perpétuité aurait pu vivre, comment ne pas savoir que le sexe, ou il disparaît et cela implique des lésions psychologiques énormes, ou alors il prend d'autres voies, plus solitaires ou plus collectives. “Je ne sais plus ce que c'est ?” lance l'un des détenus, sans état d'âme. Mais on sentait derrière cette armature bâtie durant des nuits et des nuits dans le creux d'une couchette vide, le malaise, le mal de vivre, un refus éteint, une non résignation. Un grand NON. Farah s'est marié en prison et bénéficie des visites conjugales, mais elles sont très espacées pour lui : “cela ne fait que nous rendre encore plus mal. Comment entretenir un mariage, un rapport avec un autre être humain alors que nous ne pouvons nous voir qu'une fois tous les deux mois ?” Les autres acquiescent. Cela va de soi que les visites conjugales sont un pas de géant sur le chemin des révisions des lois carcérales. Aujourd'hui, des détenus peuvent avoir des rapports sexuels avec leur femme. Ils peuvent avoir ce droit à l'amour, à l'intimité et au partage. Ce droit de fonder une famille. Au-delà du fait que cela est l'un des principes de droit humain le plus basique, il n'en reste pas moins que c'est là une barrière bien solide pour éviter des dérapages qui sont le lot quotidien des prisons non pas seulement au Maroc mais dans le monde entier. Des viols, des crimes sexuels comme celui de la prison de Sidi Moussa qui a conduit à un incendie et un drame humain d'une extrême violence. Combien de jeunes détenus ont fait les frais des sévices sexuels dans les prisons ? Combien sont-ils à avoir commis des crimes pour un moment de jouissance interdite ? Pourquoi attendre que le crime soit commis pour commencer à réfléchir aux solutions. Ce pas est un acquis aujourd'hui pour un pays qui a choisi le chemin de la démocratie, de l'Etat de droit et du respect des droits de l'Homme. Le Maroc peut se targuer d'avoir installée une telle règle qui a déjà solutionné tant de problèmes et évité tant de drames. Mais d'autres éléments sont à porter à l'échafaudage du système pénitentiaire du pays. D'autres défis sont à prendre et les responsables marocains sont conscients de cet état de fait. De grandes ouvertures sont déjà réalisées sous le règne de Sa Majesté Mohammed VI. Nous avons effectué tant de visites dans des prisons marocaines où les semaines culturelles se multiplient, où les détenus créent, où ils participent à enrichir la scène artistique de leur pays. En les impliquant dans des manifestations sportives et culturelles, on les met en confiance, on leur promet un avenir autre et une nouvelle approche de ce qui les attend.
Dans tout ce tumulte, il y a du bon et du mauvais. Certains sont venus nous parler des dérapages à l'intérieur de la prison, de la mauvaise nourriture, du mauvais traitement. Vrai, faux ? Impossible de vérifier, de toucher du doigt la vérité ou le mensonge. Comme il y a eu des gardiens qui se sont plaints des conditions de travail, de leurs soldes de fin de mois, de la fatigue, de ce travail ingrat. La prison ne fait pas de personnes heureuses. On peut donner dans l'incrimination et ne pas y aller avec le dos de la cuillère ? Qu'est-ce qu'il y a à dire que le citoyen marocain ne sait pas ? Une grande majorité des citoyens a eu au moins un parent en prison. Elle sait à quoi s'attendre, elle sait de quoi il retourne. Comme elle sait que les temps ont changé et que la prison d'il y a quinze ans, n'est pas la même aujourd'hui ? On mange mal, on se fait tabasser de temps à autre, on se drogue, on se bagarre, on se plaint de la corruption ? Tout ceci est connu de la Direction des prisons et du ministère de la Justice. Et les responsables travaillent pour trouver des solutions qui finiront par améliorer encore plus les conditions de détention des prisonniers. Les étudiants que l'on a rencontrés ont été tous unanimes et même un grand nombre de condamnés à mort pour dire que les choses ont changé. Ce n'est pas un endroit idéal, ce n'est pas l'Eden, c'est la prison et “elle devra garder sa force de dissuasion. Il faut qu'elle fasse peur aux gens. C'est son rôle. Bientôt il y aura une piscine ouverte ici, cela pourrait faire dire à certains délinquants qu'ils vont commettre un crime pour aller se détendre en prison. Et c'est arrivé, malheureusement”, conclut un haut gradé de la prison centrale de Kénitra.
Quand on sort de prison, on est encore sous le choc, celui des mots, des regards, des attitudes et des visages. On se rend compte de la divergence de deux mondes, qui existent côte à côte mais que tout différencie. On prend une ruelle, on monte dans un autre taxi et on tourne la page ? Impossible. Comme il est impossible pour ces détenus d'oublier un certain instant, il y a des années de cela, où le crime a parlé.


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